SAMEDI

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RETOUR A LA MAISON


   
Paul était à nouveau chez lui.
Tout était calme dans l'appartement.
Paulette était toujours absente, sans avoir donné de ses nouvelles.
Bébé dormait dans son lit. Paul songea qu'on ne lui avait accordé que très peu d'importance depuis le début de cette histoire.
   De toute façon, il était trop petit pour qu'on s'intéressa à sa personne et pour qu'il ait quelque chose à dire. Il avait encore du temps devant lui pour le faire et si l'idée de vouloir se manifester existait réellement dans sa tête, ce qui n'était pas prouvé, il méritait qu'on le lui reprochât, pour raison d'excès d'égoïsme. C'est qu'il faut laisser les grandes personnes s'exprimer à volonté‚ sans qu'elles soient gênées par quoi que ce soit et par quiconque. Bref, les enfants doivent laisser parler les adultes et seulement attendre qu'éventuellement un trou dans la conversation ou bien une lassitude chez l'orateur laisse apparaître une opportunité d'intervenir. Alors, avec le respect le plus grand et la contrition la plus parfaite, il peut leur être donnée la permission d'avancer quelque idée, mais pas trop personnelle pour ne pas déranger l'auditoire, et d'une voix toujours cristalline de façon à ne pas prêter à confusion et à bien indiquer aux oreilles de chacun, et surtout de celui qui aurait pu être distrait sur l'instant, qu'il s'agit d'un enfant qui parle et donc d'une intervention pas nécessairement importante.

ECRIRE UN ARTICLE


    Paul eut tout coup une idée.
Autant profité de la solitude actuelle pour innover.
On dit que toute mauvaise chose a son avantage.
Ca y était. L'instant était venu.
C'était l'occasion de mettre en oeuvre un projet maintes fois annoncé dont, d'ailleurs, la non réalisation risquait de nous faire passer pour un être velléitaire et pleutre  plus empressé à faire de claironnantes et fanfaronnes proclamations plutôt qu'à passer à l'acte.
    Il s'agissait de noircir la fameuse page blanche dont on a parlé.
Tout bien réfléchi, il était plus intéressant d'écrire que de lire, comme il est plus intelligent dans la vie d'être acteur plutôt que spectateur.
Passant à l'exécution, Paul prit une page filigrané Extra-Strong, un crayon noir Bagnol et Farjeon et une gomme tchécoslovaque. Les gommes tchécoslovaques sont toujours les meilleures.
    Parfaitement sponsorisé de la sorte et rassuré par un environnement favorable, il s'installa face son secrétaire.

Article pour le Monde ?

    C'était décidé, il allait écrire un article pour le journal "Le Monde".
Le journal était prestigieux. On s'y trouvait en compagnie de rédacteurs de bonne fréquentation, bien que certains appartinssent à l'Académie Française. Mais après tout, cette tare n'était même pas rédhibitoire, juste un petit pêché, risquant seulement de faire plonger le récipiendaire dans une torpeur littéraire perpétuelle, ce qui ne faisait de mal à personne, sinon à l'auteur dont il eût mieux valu pour son intérêt qu'il continuât à se coltiner avec le bataillon des idées plutôt qu'avec le régiment des cocktails. Ayant écrit une insolence d'une telle gravité, nous retenons notre respiration dans l'attente d'un possible châtiment. Rien ne se passe. Le ciel divin existe-il ?
    Continuons. Oui, le journal est sympathique. Dans les couloirs ou dans les salles de rédaction, nous aurions peut-être la chance de rencontrer nos journalistes préférés : Hugo Péroncel, Eric Boucher, le divin Plantu et bien d'autres personnes sympathiques.
Et puis d'autres avantages, pêle-mêle, étaient à faire valoir pour ce journal : par exemple que le problème de bridge du samedi avait toute chance d'occuper une partie de la fin de semaine, que le carnet quotidien procurait presque gratuitement la liste de la nouvelle noblesse républicaine.
    En sens contraire, on pouvait seulement regretter que, dans les dernières pages, les cours de la bourse ne monta pas beaucoup, mais sans qu'on eut la pleine certitude que le quotidien en fut responsable. On pouvait aussi perdre son sang froid et entrer dans la colère la plus épouvantable à la simple vue de la grille du Sudoku.
D'autre part, la grande horloge 1900 du siège de la rue des Italiens n'existait plus depuis longtemps suite à de multiples déméngements.
Mais cela ne devait pas nous décourager pour autant.
Et bien non.
Pas d'article.
Il écrirait finalement une nouvelle, l'étrange aventure du dénommé Robert.
Il se rappelait qu'un de ses anciens amis, Claude Courchay pour ne pas le nommer, avait réussi à se faire publier une nouvelle dans le quotidien. Alors pourquoi pas lui !
Il est vrai que si le dénommé C. Courchay lisait ces lignes, tout anar qu'il était, il ne manquerait pas de lui rappeler que lui jouissait d'une notoriété certaine alors que nous-même n'étions qu'un parfait inconnu.


L'ETRANGE AVENTURE DU DENOMME ROBERT


    Robert enfourcha sa moto.
Il se rendait à Grasse faire une visite au nouveau musée des parfums, unique en son genre en France et même à l'étranger.
Robert se réjouissait à l'avance de la visite. Sa moto roulait rapidement sur l'autoroute de l'Estérel. C'était une Honda 1200 centimètres cubes modèle AZ. Le temps était au beau et le soleil brillait abondamment.
Sur l'autoroute, une belle voiture se présenta devant. Elle avançait lentement. C'était une Facel Véga des années 1960. Son numéro d'immatriculation était curieux: 1000 RR 13. 1000 comme mille. RR comme Robert Robert. 13 comme porte bonheur ou porte malheur suivant l'humeur, ou bien comme Bouches du Rhône. Robert admirait cet objet de collection, mais, trève de sentiment, entraîné par sa grande vitesse, la dépassa en trombe, l'avala d'une goulée sans y prêter plus d'attention alors qu'il eût du justement s'y intéresser davantage.
    Quelques kilomètres venaient de passer. On approchait des Adrets-sur-Estérel.
Tout à coup, un signal stimula l'esprit de Robert. L'un de ses sens venait de détecter une anomalie dans l'environnement. C'était comme si un clignotant se fût allumé, comme si une sirène se fût mise à hurler. L'objet du dérangement était une voiture, une Facel Véga, pareille à la précédente, qui roulait tout aussi lentement que sa consoeur.
    C'était une étrange coïncidence. Vous le convenez comme nous.
On ne rencontre pas tous les jours une Facel Véga. Encore moins deux à la fois.
Robert se rapprocha du véhicule. La couleur était semblable à celle de l'autre. Le numéro d'immatriculation devint de plus en plus lisible. On l'aura deviné, il affichait 1000 RR 13. La voiture présente était bien celle de tout à l'heure.
Comment l'automobile dépassée il y a un instant, et qui devait se trouver à l'arrière, pouvait-elle se retrouver devant alors que nous avions roulé rapidement et que l'autre avançait très lentement. Elle ne nous avait doublé en aucun moment, et qu'aucune sortie ni entrée sur l'autoroute ne s'étaient présentées qui auraient pu expliquer que, sorti quelque part, elle eût pu y entrer, ailleurs, plus loin ?
L'événement était inexplicable.
    Intrigué au plus haut point et voulant pousser sa recherche plus avant, Robert se mit à doubler la voiture étrange, tout en restant à sa hauteur, de façon à pouvoir regarder sur la droite et tenter d'identifier le conducteur voisin. La chose était aisée car aucun véhicule n'occupait la chaussée à ce moment.
D'autre part, le conducteur adverse, animé d'un sentiment identique se prêtait au même jeu en regardant sur la gauche.
Alors, une situation encore plus inextricable s'imposa : le conducteur d'à côté, qui le regardait dans les yeux, lui ressemblait totalement. Il était habillé comme lui, exprimait des attitudes identiques, présentait un physique exactement semblable au point que, sans nul doute possible. C'était lui-même qui se regardait en train de se regarder.
    Robert était quelque peu abasourdi et l'on conviendra qu'on le serait à moins.
Il fit signe au conducteur de la Facel Véga, c'est à dire à lui-même, pour indiquer qu'il proposait de s'arrêter sur l'aire de stationnement qui se présentait au même instant sur l'autoroute.
C'était une station Antar du groupe Elf-Aquitaine qui ne manquait pas d'offrir tout ce qu'il faut pour la pause et tout ce qui est nécessaire à la vie moderne : de la cafétéria au bazar en libre service, des toilettes ripolinées aux appareils à sous, de la restauration rapide au guichet loto-tiercé-carré d'as, du distributeur de cigarettes à celui de préservatifs.
    Robert, suivi de son drôle de compagnon, entra dans la cafétéria, s'assit devant une table et commanda d'autorité deux consommations. Le sosie sembla apprécier l'attention en remerciant d'un sourire. Il se tenait décontracté et affable, ayant posé devant lui un paquet de cigarettes ainsi qu'un trousseau de clés. Parmi celles-ci, l'une d'entre-elles apparaissait plus grande par la taille et plus curieuse par la forme.
Les choses et les personnes étant chacunes à leur place, la conversation pouvait commencer.
    "Monsieur, la situation est intolérable. On n'a pas le droit de se moquer de quelqu'un de la sorte. Pouvez-vous me dire pourquoi vous êtes moi-même. Que me voulez vous et que signifie cette apparition voire cette mascarade ?"
    "Cher ami, au nom du ciel, ne soyez pas aussi nerveux. Restons calme et détendu.
Rassurez-vous, je n'ai aucune intention malveillante à votre égard. Au contraire. Je vais même tenter de répondre à vos interrogations. Mon nom est Robert Messager. Pas le musicien, le conducteur de la voiture. Les choses ne sont pas toujours faciles à expliquer et il faut vous armer de patience pour bien les saisir mais je ne désespère pas d'aboutir car je suis persuadé que nous sommes entre personnes de bonne volonté. Merci Jules Romain.
Je suppose que votre étonnement principal est de vous trouver en face d'un alter ego et je conçois que cela vous apparaisse déroutant. Hélas, je ne peux de but en blanc expliquer clairement la chose pour la raison qu'on ne me permet pas de le faire. Ce que je peux dire, c'est que je suis envoyé par une autorité supérieure qui nous dépasse en clairvoyance et en signifiance et que j'ai une mission à accomplir."
    "Mais encore ?"
    "Ainsi, je devais d'abord me faire remarquer de vous, de préférence avec discrétion, de façon à établir un premier contact.
    "C'est chose faite. Le moyen a été efficace."
    "Ensuite, j'ai mandat de vous faire une proposition. La voici.
Nous avons appris qu'un différend vient de vous opposer à Roberte, votre épouse, laquelle a quitté provisoirement le domicile conjugal. Or c'est elle qui nous intéresse et qui est au centre de nos préoccupations.
Depuis de longues années, nous surveillons ses démarches. Nous la suivons pas à pas. Nous savons beaucoup de choses sur elle alors qu'elle ignore tout de nous. Nous avons un projet à son sujet. Sa position conjugale contrariait notre action mais voici que la situation se clarifie. Votre dispute matrimoniale nous donne l'occasion d'intervenir et nous n'allons pas laisser passer une si bonne occasion. Nous savons aussi que vous avez rapidement trouvé de la consolation auprès d'une agréable personne rencontrée dans un café. Il s'agit d'une touriste de passage dans votre ville s'appelant Régine Flanzo. Vous avez passé avec elle une soirée mémorable. Malheureusement, elle a terminé ses vacances et elle doit rejoindre son travail. Vous en êtes désolé. Vous voudriez bien qu'elle prolongeât son séjour.
Si je rappelle ces faits, c'est pour vous persuader que nous sommes parfaitement informés à votre sujet, que nos moyens sont puissants et qu'en conséquence vous pouvez avoir totale confiance en nous quand nous vous certifions pouvoir aider vos entreprises.
Mais soyons plus précis. A vrai dire, nous ne sommes pas étrangers à votre rencontre avec Régine Flanzo. Nous avons même soufflé sur le destin pour qu'elle se produise. Vous remarquerez que nous avons choisi une personne tout à fait attractive autant par le physique que par le mental. Sa beauté et sa sensibilité sont de haut niveau. La liberté de son esprit et de ses moeurs sont à la pointe des progrès féministes. Sa poitrine est abondante, sa croupe callipyge. Son imagination est parfaitement adaptée à sa mission.
Bref, nous espérons que le produit vous a plu. Notre projet peut donc se développer."
    Pendant le discours, l'inconnu tripotait la curieuse clé, la soupesant, la faisant sauter dans sa main avant de la reposer sur la table. Robert en éprouvait une étrange sensation comme si l'objet se fut trouvé chargé de réminiscences encore imprécises.
    "Mais, qu'entendez-vous par projet ?"
    "Voilà. Nous avons découvert que Roberte est la représentation humaine d'une des figures du Shiva tricéphale du temple principal de l'île Eléphanta à Bombay. Il s'agit de l'élément de droite du Shiva, apparaissant sous la forme d'un avatar féminin. Il se trouve aussi que nous avons retrouvé les identiques masculins des deux autres visages en d'autres endroits de la planète. Cette conjonction de représentations est rarissime pour ne pas dire exceptionnelle dans l'histoire humaine. Il y a lieu de l'exploiter.
Alors, en parfaite concertation avec les divinités hindous dont l'accord nous a été finalement accordé non sans difficulté à cause de leur multitude, nous voulons organiser une confrontation voire une substitution entre les modèles vivants et leurs reproductions sculptées. Les acteurs de la rencontre doivent occuper des positions très exactement prédéterminées par des rapports cosmologiques dont nous connaissons le secret. Des paroles sacrées doivent être prononcées dans un ordre approprié et pas dans un autre. Il en est attendu un résultat prometteur."
    Robert était au comble de l'étonnement. Par association d'idées, il pensa au baron de Charlus essayant d'attirer chez lui Victurnien de Surgis, pour un objectif non avouable, afin de lui montrer "une curieuse édition du Cabinet des Antiques avec des corrections de la main de Balzac" et lui disant: "Je serais charmé de confronter ensemble les deux Victurnien."
L'inconnu reprit ses explications.
    "Le concours particulier de Ganesh nous est assuré. Air-France a accepté de sponsoriser le voyage. Les signes astrologiques indiens et ceux de l'Europe sont actuellement propices. Nos valises sont prêtes. Il ne reste plus qu'à vous remplacer temporairement auprès de Roberte pour que le processus se mette en route.
Deux ou tros jours suffiront pour la mission.
Vous comprendrez qu'il faut votre permission. c'est pour vous la demander que nous vous rencontrons aujourd'hui.Mais il nous faut votre consentement."
    L'inconnu arrêta son propos. Il avait définitivement déposé sa clé sur le bord de la table, juste devant Robert lequel n'arrivait pas à détacher son regard de l'objet. Celui ci, d'ailleurs, semblait animé d'une étrange propriété. Son métal brillait plus qu'il se devait et davantage qu'un astiquage exemplaire eût du le permettre. C'était comme s'il eût été éclairé de l'intérieur par une luminescence mystérieuse et peut-être surnaturelle.
Paul interrogea.
    "Votre histoire me sidère. Elle explique effectivement pour quelle finalité vous avez emprunté ma forme et êtes devenu un autre moi-même.
Mais comment ne pas être stupéfait de me trouver en train de prendre un café avec moi-même dans une station Antar ?
Ma parole, je rêve ! Pire, je cauchemardise !
Laissez moi me pincer le bras.
Ne suis-je pas l'objet d'une mauvaise hallucination."
    "Cher Robert. Vous permettez que je vous appelle ainsi ?
Je ne peux vous en dire davantage pour l'instant. Plus tard, peut-être.
Cependant, j'insiste pour que vous nous accordiez votre concours. Les autorités qui m'envoient sont des puissances occultes qu'il y a lieu de ne pas mécontenter. Leur pouvoir est grand dans l'exercice de leur contrariété autant que dans la distribution de leurs récompenses. Je vous conseille vivement d'accepter leurs propositions.
D'une part, nous nous emploierons à favoriser la reprise de votre relation avec Régine Flanzo de façon à ne pas souffrir de votre solitude temporaire. Avouez que d'attrayantes nouvelles perspectives vont se présenter.
Bref, je vous serais reconnaissant de prendre votre décision et satisfaire notre demande.

    Robert réfléchissait. Il avait peu à peu retrouvé son calme et employait son esprit à optimiser la gestion de la crise.
Fallait-il exploiter l'option Régine Flanzo et poursuivre une expérience hédoniste dont on pouvait imaginer les charmes ?
Fallait-il refuser la proposition qui nous était faite au risque de retrouver la banalité de la vie courante et l'inquiétude nouvelle de s'être constitué des ennemis apparemment très puissants sans avoir cependant accompli quoi que ce fût qui eut pu porté préjudice à quiconque ce qui était vraiment un comble de l'injustice ?
Ou alors fallait-il jouer les aventuriers, introduire un grain de sable dans le destin, avancer sa carte personnelle, en menant sa propre enquête
Robert n'arrivait pas à se décider. Son expectative du début se transformait en une angoisse insupportable.
L'inconnu reprit la parole.
    "Bon, mon rôle en vient à sa fin. Mon argumentation est terminée.
Je constate que vous ne vous décidez pas rapidement. Pourtant, il me faut une réponse immédiate dans un sens ou dans l'autre. Je vous écoute. "
    "Je ne sais quoi vous dire."
    "Et pourtant il le faut."
    "Laissez-moi réfléchir."
    "Non. C'est impossible. Je dois partir. Je vous donne dix secondes."
    "Encore un moment."
    "Six secondes."
     "Pitié, laissez-moi respirer. Attendez un instant."
    "Trois secondes."
    "Attendez. Je vais me décider. Juste encore un petit moment de réflexion."
    Pour Robert, c'était la panne totale, en idées autant qu'en initiatives.
Ses yeux hagards restaient fixés sur la fameuse clé qui resplendissait de plus belle, comme pour symboliser le degré d'intensité du dialogue. Elle semblait désormais animée de mille feux minuscules, de centaines de particules ondoyantes et circulatoires qui se déplaçaient en s'entrecroisant. On se serait cru dans un cyclotron. Elle paraissait faite de matière vivante, mais d'une matière chaude et accueillante, s'offrant au contact et comme animé par une onde favorable venue d'on ne savait d'où, faite d'on ne savait quoi.
Elle voulait peut-être nous séduire, nous appeler, nous dire quelque chose, voire nous ouvrir la porte des solutions. Elle semblait nous dire "Prenez-moi."
    "Une seconde."
    Et bien zut.
Robert se décida à franchir le pas.
Il avança la main et s'empara de la clé.
Infâme sacrilège ? Extrême audace ? Vacarme du ciel ? Bénédiction des dieux ?
Rien de tout cela.
   Il éprouva une grande béatitude.
Il se sentit devenir très léger. Une musique séraphique sembla se faire entendre.
Ce fut comme s'il se fût élevé dans les airs, doucement au début, plus rapidement par la suite.
Il était comme un ballon qui s'envole. Les personnages et les lieux de l'instant diminuèrent en proportions et s'éloignèrent dans une brume imprécise. En bas, il voyait de petites fourmis agiter des mouchoirs. Il eut la sensation de disparaître bientôt derrière un nuage rouge qui passait par là.
Personne ne put donner confirmation ou infirmation du phénomène ni de la suite de l'événement.
FIN

    La nouvelle était terminée.
Paul prit une enveloppe dans un tiroir du secrétaire et écrivit l'adresse suivante :

Monsieur le Rédacteur en Chef Principal
Journal LE MONDE
15, rue Falguière
75501 PARIS CEDEX 15


Puis, il rédigea un petit mot d'accompagnement :

Monsieur le Rédacteur en Chef Principal,

J'ai écrit la nouvelle ci jointe que je vous adresse et que je soumets à votre jugement.
Je souhaite qu'elle reçoive votre agrément et qu'elle puisse faire l'objet d'une publication dans votre journal dont je suis le fidèle abonné depuis mon inscription en première année de droit à la Faculté de Toulouse, à l'âge de 19 ans.
En effet, j'ai remarqué qu'il est de coutume que vous publiez des pages distractives pendant l'été, par exemple les pérégrinations de Claude Courchay dans la légion étrangère à Marseille.
Alors, pourquoi pas les élucubrations de Paul Ropor sur l'autoroute de l'Estérel ?
D'autre part, pour des raisons de convenances personnelles, je désirerais que ma signature apparaisse sous le pseudonyme Léopold-Antoine Ferrand.
Avec mes remerciements, je vous prie d'agréer, Monsieur le Rédacteur en Chef Principal, l'expression de mes meilleurs sentiments. Paul ROPOR alias Léopold-Antoine Ferrand.
Enseignant à l'Institut.

LE PSEUDONYME

    Paul était très satisfait d'avoir eu l'idée d'utiliser un pseudonyme.
Son objectif n'étant pas d'obtenir une reconnaissance publique, non plus qu'un mérite distinctif comme c'en était la mode ou la fureur un peu partout, il n'était pas interdit de se cacher derrière un patronyme d'emprunt. Romain Gary en avait montré le chemin. De plus, l'emploi de ce subterfuge inoffensif obéissait à des raisons strictement personnelles que l'on expliquera plus loin.
    Quoi qu'il en était, le nouveau nom sentait bon l'odeur du terroir. On l'imaginait entouré de chevaux et de forges. Bien sûr, on aurait pu l'enrichir d'une particule ou l'enjoliver d'agréments nobiliaires. Ca n'aurait pas coûté plus cher. Par exemple, on aurait pu le prénommer Léopold-Antoine Ferrand de la Ramette. Mais après tout, au diable l'affectation ainsi que l'ancien régime. D'ailleurs notre attachement et notre fidèle conviction à l'idéal républicain ne pouvait souffrir d'entorse.
On s'appellerait Ferrand, un point c'est tout.
    Pour la première fois, c'était le moyen d'échapper au patronyme habituel : Paul Ropor, et donc, de montrer de l'indépendance à son égard.
Et puis, Cioran ne nous l'avait-il pas dit : "Après certaines expériences, on devrait changer de nom, puisqu'aussi bien on est plus le même."
C'était donc un commencement de preuve qu'on était peut-être un autre. C'était une façon d'échapper à la malédiction palindromique originelle car souvenons-nous que le doute identitaire demeurait, que les événements et l'écriture d'une nouvelle n'avaient pas apaisé, bien au contraire.
De plus, la rencontre du sosie dans le dépassement de l'autoroute, l'autre jour, épaississait le mystère. L'instant du doublement pouvait être un de ces moments privilégiés de la vie où l'on peut traverser le miroir à la recherche de son image, où l'on peut devenir un autre soi-même.
Peut-être, sans le percevoir très clairement, avait-il rencontré une procédure de transfert dont il ignorait l'existence, mais qui allait s'imposer à lui, et qui pourrait le faire voyager d'un lieu à un autre endroit, d'une époque à une autre différente. Alors, la modification de nom par laquelle Léopold-Antoine Ferrand prenait la place de Paul Ropor parachevait un changement fondamental, une fracture définitive.
Un domaine immense et inexploré s'offrait à sa curiosité et à son imagination. Peut-être allait-il lui être permis de jeter sa vie présente à la poubelle. Dans la masse nauséabonde des déchets, on pourrait reconnaître Paulette, peut-être LeChien jaune sans patte à tête de renard, quelques étudiants mal léchés du dernier rang de l'amphithéâtre doutant des bienfaits de la méthode Pert et, pourquoi pas, quelques numéros de comptes du Plan comptable Français 1957 révisé 1982, de préférence quelques uns de ceux qui traînent en bas de page du classement décimal, dont on ne se sert jamais, et dont on pense qu'ils sont là pour faire de la seule figuration ou pour donner de l'épaisseur à l'ouvrage.
    A l'inverse, rien n'interdisait d'imaginer qu'une vie nouvelle et, pourquoi pas, prometteuse ne se présentât.
Une perspective extraordinaire !

L'ENVOI DE LA NOUVELLE

    Il colla un timbre à 2,20 francs sur la partie supérieure droite de l'enveloppe.
La vignette représentait la reproduction du tableau de Fernand Léger "Les Loisirs" illustrant la commémoration du cinquantenaire du Front Populaire. On y voyait une femme en minirobe montant à bicyclette, pendant qu'un homme qui était peut-être son mari ou bien son compagnon ou du moins le père de son enfant, supportait affectueusement le bambin qui s'accrochait à son cou. D'autres personnages semblaient profiter de l'été, des congés payés et de la campagne. Un groupe de colombes s'envolait dans le ciel bleu.
Il restait à porter la lettre à la poste et à patienter dans l'incertitude d'une réponse ou d'un silence.
    Paul s'interrogeait sur ses chances de réussite.
Son écrit avait-il atteint la qualité minimale nécessaire et le sujet était-il d'un intérêt suffisant pour convaincre le décideur d'en assurer la publication ?
     Dans l'affirmative, la destinée de Léopold- Antoine serait définitivement lancée sur son orbite, écrite noir sur blanc dans un journal et même dans le plus prestigieux d'entre tous.


LE FAIRE PART DE NAISSANCE

    Dans cette hypothèse, on avait droit d'imaginer la rédaction d'un faire part de naissance.
On a l'honneur et l'avantage de vous annoncer la naissance de monsieur Léopold-Antoine Ferrand, d'un âge non précisé, de profession peu déterminée mais tout de même présumément engagée du côté de la pédagogie. Peu de renseignements nous ont été communiqués à son sujet. On sait cependant qu'il a une bonne connaissance des méthodes administratives. Il est un sincère admirateur du temple de Konarak dans le Tamil Nadu. Il approuve entièrement la courageuse décision de Yudishthira. Le choix de son timbre postal peut indiquer un penchant pour le Front Populaire et peut-être pour la politique accompagnante sans qu'on en ait la certitude. Son nom est d'une francité à toute épreuve, aussi rustique qu'authentique. Son double prénom est le signe d'une recherche esthétique à moins que ce ne soit la citation et le souvenir d'aïeux illustres et chers à son coeur.
  Bref, Monsieur Léopold-Antoine Ferrand vous salue bien amicalement et vous présente ses respectueux et modestes hommages.

 

LE RENDEZ-VOUS AVEC AÏSHA

 
Retour à la réalité.
Coup de téléphone. C'est Aïshe. Ca alors!! On la croyait partie. On la retrouve au Café de la Marine dans la soirée.
"Voilà. J'adore la musique. Il n'y a là rien d'original. Je n'ai jamais rencontré une personne ayant l'opinion contraire.
Ce soir a lieu un programme de musique classique au théâtre municipal et je cherche quelqu'un pour m'accompagner. Accepteriez-vous de venir avec moi ?".
" Bien sûr. Avec grand plaisir"

                                                  LE "TEMPS DE L'HORLOGE"


A l'heure propice, nous nous retrouvons au Théâtre.
Notre loge au premier balcon est confortable. De la moquette rouge au sol. elle a cependant l'inconvénient d'être offerte au regard des spectateurs du haut.
Le concert commence avec le ballet complet de "Ma mère loye" de Ravel. Arrangement de 1912. Â la fin du morceau, je sens de l'impatience dans la concentration d'Aïsha. Attention ! On n'est qu'au début.
Ensuite, ce sont des extraits de "Roméo et Juliette" de Berlioz qui nous sont présentés. On est un peu frustré de ne pas avoir la pièce entière. Bon. Ce serait trop long.
Maintenant, il faut laisser la place à Dutilleux. Aïsha s'agite sur son siège. Elle croise et décroise les jambes. Elle met même sa main sur mon genou. Du calme. Ecoutons le morceau sublime.
Nous y voilà : "Le Temps de l'Horloge". Un petit chef-d'oeuvre grave et léger.
Ai-je eu raison de dire ou penser "léger" ?
Je ne sais pas si Aîcha apprécie vraiment cette musique. C'est pourtant elle qui a choisi le spectacle. Elle se trémousse sur son fauteuil.
La voila qui se laisse glisser du siège. Ah bien, voilà autre chose. Pourvu que les voisins ne remarquent rien. Elle s'affale par terre à même la moquette sans avoir peur des acariens. Elle écarte mes jambes, s'y case tant mal que bien et repose sa tête sur mes genoux afin de se bien caler.
Je feins de ne manifester aucune surprise ainsi qu'aucune impatience. Je jette toutefois des regards craintifs et apeurés vers le haut craignant d'être observé. Chance. Les mélomanes sont tellement captivés qu'ils semblent ne rien voir de notre manège absolument scandaleux.
La main d'Aïsha se met à me caresser et constate mon trouble.
La voici qui sort mon membre de sa cage, pour sa libération, et afin qu'il reçoive sur son pourtour, ainsi que sur ses arêtes, quelques doux attouchements. La chose manifeste du contentement par des phénomènes de gonflement et de palpitation On me chuchote qu'il est totalement interdit qu'un quelconque trouble ne vienne trahir une émotion, laquelle ne pourrait être que vulgaire, démontrant une absence de maîtrise indigne du raffinement exigé.
Avec dextérité, on me retrousse le prépuce. Plusieurs fois de suite. Avec une grande douceur. Comme si l'on jouait avec un jouet. D'où l'avantage de n'être ni juif ni musulman.
Maintenant, voici que l'on prend mon objet dans la bouche, laquelle est large et pulpeuse, et donc prédestinée à ce genre d'exercice. Un don de la nature.
La lenteur des lèvres accompagne le modérato de la musique.
Ce jeu dure assez longtemps. Notre couple relativement immobile ne semble pas avoir éveillé l'attention de quiconque. Heureusement. Quelle honte ! Quel scandale !
Bientôt, mon membre est englouti au plus profond de la gorge. Le gland obstrue le pharynx. Possible effet d'asphyxie Ca ne manque pas. Aïsha suffoque. Elle tousse. Elle s'étouffe. Mission Gorge Profonde accomplie. Regards vers le haut. Les voisins supérieurs se sont certainement aperçu de quelque chose. Mais non. Personne ne se manifeste. Ouf. On l'a échappé belle. C'est notre jour de chance.
Elle reprend son souffle et son son action.
Son doigt caresse une arête turgescente circulaire sur le bout de ma chose. Sa langue parcourt ce chemin de crête dans un sens et dans l'autre. L'itinéraire parait réceptif. Elle a touché juste. Elle reprend la même route plusieurs fois. Maintenant, elle en connaît tous les recoins. Elle s'attarde sur quelques sommets qui lui paraissent rétroactifs.
La jouissance est trop grande.
Un répit s'impose.
Maintenant, sa bouche reste immobile de façon que ce soit par une pression infinitésimale et pratiquement inapparente que le plaisir pûsse se perpétuer ainsi que précipiter tout le monde dans l'abîme.

Le "Temps de l'horloge" approche de sa fin. L'ai-je vraiment écouté ?
Le mouvement musical est devenu presto. Une pression à peine un peu plus forte, ou seulement, suprême raffinement, la simple pensée qu'elle le soit, apporte la délivrance au moment exact de la frappe de la dernière note du morceau.
La course d'un torrent tumultueux se mêle aux applaudissements. Le tsunami arrive. Le raz de marée déferle. La vague géante va-t-'elle nous submerger ? Au secours ? Que faire ?
Alors ! Allez ! Encore un petit effort !Aîsha avale le tout. Le goût ne doit pas être terrible. C'est un peu comme lors ce que l'on gobe un oeuf. Avec l'albumine qui dégouline. Y-a mieux chez Ducasse.
Mais on n'abîmera pas la moquette. 
Les applaudissements redoublent. Serait-ce pour nous ?
Bis réclame le Public.
Merci monsieur Dutilleux.
Le programme est terminé.
Tout le monde rentre chez soi.
Je raccompagne Aïsha à son hôtel.