MERCREDI
LA VERRERIE PARLANTE
Cette
fois ci, on était MERCREDI.
Dieu, que le temps passe vite !
Paul était sous le coup d'une grande excitation.
Il était à nouveau dans sa voiture pour se rendre cette fois
ci à Monte-Carlo.
En effet, il partait assister à une vente d'Art Nouveau chez Sotheby
au Sporting. Il comptait bien participer aux enchères, notamment pour
deux petites merveilles découvertes dans le catalogue.
La première était un vase en verre camée
de Daum, à base cylindrique, fuselée vers le bas, et à
long col s'évasant légèrement vers le haut, comportant
un décor de champignons sur sol marécageux à la base
et des pommes de pin au sommet. Le tout était gravé à
l'acide et peint à l'émail sur verre jaune et violet, avec une
couche supérieure de vert sur le bas. Les champignons et les pommes
de pin apparaissaient en relief de façon naturaliste. La marque de
fabrique était gravée de la sorte : Daum Nancy, avec incorporation
d'une petite croix de Lorraine. La hauteur était annoncée pour
51 centimètres.
La seconde était une verrerie parlante de Gallé.
C'était un vase à décor aquatique avec des algues sculptées
sur lesquelles, en application et en haut relief, un crustacé prenait
le frais. Hauteur de 31,5 centimètres. Une légende était
inscrite en creux : "Nos efforts devant des varechs convulsifs et nos espoirs
mués en minéraux pensifs ", signée Rodenbach.
Rodenbach ? Connais pas
La journée s'annonçait chaude et rude.
D'une part, le choix serait difficile à faire entre les deux vases
: entre le naturalisme du premier et le symbolisme du second, entre la technique
de l'application du dernier et celle de l'émaillage du précédent.
D'autre part, il allait falloir disputer l'objet aux négociants ainsi,
peut-être, qu'à quelques représentants de musées
européens, tout en se protégeant des révisions, des prix
de réserve et autres inventions maléfiques des concurrents et
des commissaires priseurs. Une chance cependant. A la suite de la faiblesse
du dollar, les marchands américains se feraient timides sinon inexistants
sur le marché. Par contre, à cause de la hausse du yen, on avait
tout à craindre des Japonais qui ne manqueraient pas, et on les comprend
à défaut de les approuver, de vouloir troquer leurs camescopes
et leurs motocyclettes contre des vases Daum et des lampes Gallé.
Paul se promettait de sauver l'un d'eux, ce jour là,
un peu pour la France, mais aussi beaucoup pour lui.
L'UBIQUITE
Sa
voiture avançait donc sur l'autoroute.
Il fut tout à coup distrait de ses réflexions nationalistes
par un coup de klaxon rageur.
Sa première réaction fut de se ranger convenablement sur la
droite et la seconde de jeter un oeil courroucé sur le malotru qui
bousculait ainsi le calme de sa conduite.
Et bien, vous l'avez bien deviné.
La voiture qui le doublait était une Bentley Continental bicolore,
avec un toit et des montants de couleur gris métallisé. Le reste
de la carrosserie luisait d'un beau noir, comme une anthracite fraîchement
coupée, à moins que ce ne fut comme une obsidienne. Le numéro
d'immatriculation affichait évidemment 3111 PR 13.
L' automobiliste le dépassait majestueusement, lentement, avec une
possible allure de provocation, sans qu'on en fût toutefois absolument
certain.
Par une curiosité bien compréhensible, Paul chercha cette fois
ci à identifier la personne qui était à bord.
C'était un homme de son âge et de sa corpulence dont l'habillement
ne manquait pas de bizarrerie avec un pantalon de serge noire, une chemise
blanche à col cassé, un noeud papillon, un gilet de livrée,
noir à l'arrière, rayé de lignes jaunes au devant, bref
une livrée de domestique.
Paul s'émut de la chose et un pressentiment l'envahit.
Comme la route était droite et libre, il poursuivit ses investigations
dans le but d'apercevoir le visage du conducteur. La manoeuvre lui fut facilitée
car, au même instant, le chauffeur adverse procéda au même
mouvement probablement dans la même intention.
Leurs têtes tournées l'une vers l'autre, leurs regards se rencontrèrent
inexorablement. Un sourire et un léger signe de politesse lui furent
adressés.
Paul eut alors tout loisir de dévisager, d'identifier et de reconnaître
le personnage.
L'évidence apparut tranchante, définitive
et incroyable comme il avait pu le pressentir et même le craindre.
Ce conducteur en tenue de livrée, au volant de sa Bentley Continental
modèle 1951, cet homme que Paul regardait en train de lui sourire,
sans nul doute possible, c'était lui-même.
Pour la première fois de sa vie, il se regardait
en train de se regarder.