JEUDI

   Cette fois, c'était JEUDI.
   Si on représentait la semaine par une courbe de Gauss, on se situait aujourd'hui au sommet de la montagne. On venait d'escalader gaiement et lestement pendant le lundi, le mardi et le mercredi.
Il était temps de marquer une pause et de prendre un rafraîchissement avant d'entreprendre la descente pendant les trois autres jours ouvrables. Un peu comme lors ce que l'on arrive en haut du col de Thorung à 5.416 mètres et que l'on s'appête à redescendre sur Jomosom
    Profitant du temps clair, de la bonne position de cet observatoire et ayant donc une vue générale de la situation, il était possible de se satisfaire du cours des choses. On pouvait s'attendre à atteindre le Dimanche sans trop d'encombres, même compte tenu des récentes étrangetés des premiers jours.
    Il est vrai aussi qu'une vision plus pessimiste des choses pouvait susciter des inquiétudes et même quelques effrois.  
Ainsi, le Lundi, un facteur ennemi se transformait en messager inattendu. Le Mardi, une voiture jouait à saute moutons dans la circulation. Le Mercredi, un espèce de jumeau surgissait d'on ne sait d'où en ricanant et en klaxonnant. Tout ça n'était pas clair du tout. Il était inquiétant de ne pas maîtriser les événements. Ceux-là pouvaient être tentés de vouloir en profiter. Il n'y avait aucune assurance d'une quelconque confiance à leur accorder.
    Bref, la semaine qui aurait pu être une brave semaine sans histoire, où rien ne se passe et où la vie glisse vers un repos dominical sans surprise, paraissait être animée d'une intention, peut-être d'un maléfice, éventuellement d'une stratégie.

LA MÉTHODE PERT

   Paul rejoignait l'Université. Un cours important sur l'ordonnancement des tâches dans le temps l'attendait.
    Il entra magistralement dans l'amphithéâtre comme le voulait sa fonction. Il s'installa en chaire. Il sortit le cours manuscrit de sa serviette. Il commença à parler.
Deux piles de pages A4 s'étalaient sur son bureau, celle de gauche beaucoup plus épaisse que celle de droite.
C'était le cours sur la fameuse méthode Pert. Certains diront, le fameux cours sur la méthode Pert.
La pile de droite augmentait en même temps que l'autre diminuait, au fur à mesure du déroulement des mots et du temps, sans qu'on eût pu présager, au départ, si les deux piles tendraient à s'égaliser comme dans un système de vases communicants, ou bien à se transférer l'une dans l'autre comme dans un mécanisme de sablier.

"La méthode Pert a été mise au point par l'U.S. Navy et la firme Booz Allen and Co aux Etats-Unis pour la fabrication des fusées à tête nucléaire Polaris en 1958. Elle se présente comme un réseau qui décrit l'enchaînement logique des différentes tâches pour l'obtention d'un objectif déterminé en précisant les temps correspondants et en faisant apparaître le chemin critique."


    Paul en était au début du cours. Les mots défilaient mécaniquement comme répétés par un magnétophone.
    Pendant le même temps, il se surprenait à penser à des choses très diverses qui n'avaient rien à voir avec l'ordonnancement des tâches.
Cela concernait, par exemple, sa vie domestique avec le facteur du quartier qui s'obstinait à vouloir lui vendre de façon insistante des calendriers ineptes représentant un troupeau de vaches en Normandie ou un ensemble de barques à marée basse au mouillage à Concarneau.
Ou bien encore, il pensait, allez savoir pourquoi, à la vie mythologique du chien de Yudishthira se transformant en Dharma dans le Mahâbhârata indien.
Il avait donc une impression curieuse de dédoublement de la personnalité.
     Oui, c'était bien cela. D'une part, il était l'orateur. Il expliquait d'une voix claire tout ce qu'il était souhaitable de savoir sur la méthode Pert. Mais d'autre part, il pensait à autre chose en même temps, comme si deux suites de pensées logiques circulaient dans sa tête, simultanément, sur deux routes parallèles.
Ainsi, il était bien l'orateur, mais aussi l'écouteur à l'égal des étudiants assis sur les gradins. Il s'entendait parler comme si la voix fut venue de la bouche d'une autre personne. Mais comment pouvait-il à la fois s'écouter parler et parler en s'écoutant.
Pouvait-il y avoir simultanéité des deux fonctions au niveau du cerveau ? La dichotomie hémisphérique cervicale en était-elle la cause ? Fallait-il penser qu'il y eut deux personnes en lui ? Mais alors pouvait-il être lui-même tout en étant un autre ?
     D'autres idées en prise avec l'actualité ou remontant de son inconscient présentaient une corrosion obsessionnelle.
P
ouvait-il ne pas se reconnaître dans un miroir ?
Pouvait-il conduire une voiture sur la route de Monte-Carlo et, au même instant, se trouver au volant d'une autre, en situation de se dépasser ainsi que de se saluer lui-même pendant le doublement ? Le conducteur de la Bentley était-il un autre soi ? Mais alors qui était-il lui-même ?
L'ordre élémentaire des choses paraissant basculer, il en venait à s'interroger sur la réalité de sa propre identité. S'appelait-il réellement ROPOR ?

D'ailleurs, quel était donc ce nom bizarre ? D'où sortait-il ? Où menait-il ? Dans quel sens devait-on le prendre ? Pourquoi fallait-il que ce soit sur lui que ce fut abattue une telle malédiction palindromique ? Pourquoi n'avait-il pas un nom comme tout le monde ?
Dans ces conditions, il y avait lieu de ne s'étonner de rien en général, et de pas grand chose non plus en particulier, tel d'être là et autre part en même temps.
     Tant pis s'il était devenu l'illustration d'une ubiquité maligne. Il lui revenait à l'esprit la phrase d'Anne dans "Les Visiteurs du Soir" : "Vous êtes comme Gilles, vous avez la voix de Gilles, mais vous n'êtes pas Gilles. "
     Cependant, pour l'instant, il fallait rester sur terre, ou tout du moins dans l'amphithéâtre et reprendre le fil du discours.

"L'élément de base du réseau est la tâche laquelle est antécédente ou subséquente selon qu'elle est située avant ou après la précédente, simultanée ou successive suivant qu'elle se déroule après ou en même temps qu'une autre. Chacune peut être identifiée par une lettre de l'alphabet."

C'était bien la dixième fois, peut-être la onzième, que Paul se lançait périlleusement dans ce discours sur la méthode. Un haut le coeur faillit le surprendre à cette pensée. Au diable les inventeurs des fusées Polaris. Que n'avaient-ils implosé, aspergés des débris de leur fumeuse méthode Pert, dans l'édredon d'un nuage atomique décapant ! L'humanité, ainsi que cet amphithéâtre qui en était une infime partie, n'en seraient que davantage en paix en cette minute.
Comme le débit était pédagogiquement lent, avec une ponctuation d'abondants silences pour laisser aux étudiants en retard une ultime chance de rattrapage, Paul pouvait laisser à nouveau vagabonder son esprit.
Maintenant, il se remémorait-il son départ de la maison, ce matin.

RODENBACH (encore lui)

     Paulette, comme d'habitude, lui avait préparé un copieux petit déjeuner pendant que lui-même se replongeait dans la lecture de la désormais célèbre Illustration de 1898 pour un article sur georges Rodenbach.
Tiens, le mystère de la verrerie parlante de Gallé allait peut-être trouver explication.
En effet, on apprenait page 48 que Rodenbach était un poète symboliste d'origine flamande, très apprécié des milieux littéraires parisiens. Il était décoré de la légion d'honneur. Il était joué à la Comédie Française.
Il venait de rendre malencontreusement l'âme à l'âge de 43 ans. Jeune âge pour une époque sans sida ni grippe aviaire.
La poésie imprégnait chacune de ses oeuvres, par exemple "Bruges la morte", "Règne du silence", "Voyage dans les yeux", "Miroir du ciel natal". "Il puisait son inspiration dans une observation subtile des êtres et des choses et se plaisait à traduire les impressions recueillies dans cette région mal définie, mais comprise des poètes, où l'imagination inquiète et vagabonde se complaît entre le rêve et la réalité". Le peintre Gustave Adolph Mossa lui avait rendu hommage dans sa magnifique composition "Bruges la Morte" que l'on trouve au Musée de Nice.

LE PETIT DEJEUNER

     Pendant ce même temps où Roddenbach se mourait, Paulette avait terminé la préparation du petit déjeuner.
Sur un plateau de laque chinoise acheté chez Exopotamie à Grand Var-Est, elle avait disposé deux grandes tasses auxquelles était accroché par une ficelle un petit sachet individuel Thé de l'Eléphant. Un motif représentant une scène mythologique était dessiné, en couleur, sur la faïence de chacune des tasses.
Sur la première, Léda langoureusement étendue sur sa couche, semblait caresser, peut-être de façon imprudente, un cygne qui passait par là, par hasard.
Sur la seconde, Artémis, dans la tenue d'une estivante de l'île du Levant, simulait la frayeur d'être surprise au bain par Actéon tandis que ce dernier manquait une exceptionnelle occasion de paraître à son avantage en préférant afficher une stupide goguenardise plutôt qu'à manifester une légitime inquiétude à l'idée du triste sort animalier qui pouvait le menacer.
Paulette avait également placé sur le plateau une soucoupe contenant huit morceaux de sucre raffiné numéro quatre, un pot de confiture Bonne Maman, une boite ancienne Huntley and Palmers en forme de bibliothèque renfermant tout un rayonnage de biscottes, quelques noisettes de beurre sur une assiette en émaux de Longwy, deux petites cuillères ordinaires et un couteau extraordinaire en métal argent‚ portant le monogramme TM.
Pourquoi TM ? T.M. comme Taj Mahal.

LE COUTEAU DU TAJ MAHAL

     Ce couteau avait tout une histoire.
Il symbolisait à lui tout seul la rencontre de Paul et Paulette.
C'était il y a quelques années. Paul était en voyage touristique et éducatif en Inde. Il était encore célibataire. Il parcourait une partie de la plaine du Gange de Bénarès à Agra. Il désirait notamment étudier sur place les conséquences de la constante détérioration des termes de l'échange sur le renforcement du système des castes.
     Il se trouvait donc ce jour là à Khajuraho, à l'hôtel des Temples.
Or, Il avait aperçu dans le hall une charmante touriste très bien faite de sa personne au point de ressembler d'assez près aux pulpeuses et sinueuses figurines représentées lascivement sur les frises sculptées des temples de l'endroit. Ses yeux étaient bleus. Elle portait un tee-shirt très moulant, et par ce fait très montagneux, imprimé d'une inscription en langue étrangère: "Don't make war but make love". C'était peut-être de l'Indi ou de l'Ourdou ou du Kanaka ou alors plus simplement une langue européenne, mais, en toute hypothèse, certainement tout un programme.
Paul avait décidé d'utiliser le langage cinématographique comme prise de contact. Cet étrange et bref dialogue inspiré du "Don Juan 1973" de Roger Vadim avait été échangé.
"Est-ce qu'on ne s'est pas déjà vu quelque part ? "
"C'est possible, j'y étais. "
La jeune fille avait répondu en français avec une pointe d'accent québécois et une présentation rapide s'en était suivie.
Elle venait de terminer un séjour à Montréal après avoir travaillé dans la restauration. Avant de rentrer en France, elle apprenait en Inde la technique de la fabrication des chapatis. Ca pouvait toujours servir. Elle aimait les voyages, les chiens et les chats. Clausewitz était son livre de chevet parce que son grand-père était un ancien adjudant, il y a très longtemps, peut-être au temps de la guerre de cent ans. Elle était célibataire. Sa famille habitait près de l'Atlantique, non loin de La Rochelle. Non, elle ne connaissait pas le logiciel Emule3, ni Excel6 ni d'ailleurs grand chose à l'informatique. Oui, elle s'appelait Paulette, comme elle vous le disait. Oui, elle voulait bien aller visiter les temples de Khajuraho avec vous dans l'après-midi, d'autant qu'elle avait appris qu'ils étaient du Xème siècle et d'un genre assez spécial. Oui, elle trouvait curieuse cette pratique d'idéalisation et de matérialisation du lingam.
     Alors, un peu plus tard, ils étaient partis à la découverte des monuments. Ces derniers étaient recouverts de statuettes curieuses et de frises sculptées où les personnages se livraient à une gymnastique excentrique. Des bandes joyeuses d'apsaras et de mithunas se jouant des lois de la pesanteur, qui sur la tête, qui sur un pied, un autre en état de lévitation paraissaient ne pas s'adonner à la mélancolie dans d'étranges postures très, mais alors très conviviales. On ne s'ennuyait pas chez les rajpoutes Chandella. Tout ce beau monde avait lu le Kamasutra.
Le repas avait été super pimenté. La température était très chaude. Les arbres, les fleurs exhalaient des senteurs excitantes. L'ambiance devenait torride.
Paul et Paulette transpiraient. Leurs yeux se rencontraient exprimant une envie spontanée et réciproque. Chance, l'endroit semblait momentanément désert.
Alors, Paul avait assis sa compagne face à lui, sur un lingam qui trônait en plein milieu de la cour d'un petit temple. Lui relevant la jupe ainsi que les cuisses de façon que ces dernières fussent comme suspendues en l'air avec les pieds pointant vers le ciel, la dénudant du bas, il l'avait pénétrée avec effraction et délice. Intromission parfaitement réussie. Paul s'étonna que le réceptacle fut si largement ouvert et si abondamment lubrifié. Cela lui rappela la sensation d'introduire un bâton de glace dans une bouche brûlante. L'entreprise était rendue plus excitante non seulement parce que la position était acrobatique mais aussi parce que le lieu était public, plus ou moins sacré et quasiment de passage. Paul procédait lentement et tenant de ses deux mains, en l'air, les chevilles de sa partenaire, il imprimait un juste mouvement à son entreprise en respectant le rythme des gémissements qui se manifestaient avec une force et une rapidité croissante. Paulette, dans une gymnastique folle, réussissait avec ses bras à enserrer son compagnon au bas du dos de façon à s'accrocher ainsi qu'à fortifier la pénétration et à amplifier la cadence.
"Oh oui, comme ça. Tout au fond. Encore plus profond.
Oh oui, enfonce bien ton tenon dans ma mortaise.
Oui, enfourne le pain dans le four.
Et coince bien la porte après être entré."
Le plaisir était total. L'entente était grandiose. C'était certainement un hommage rendu aux dieux de l'endroit. Plus qu'un hommage, une offrande, une prière.
"Ah, oui ! Cale bien ton piston dans ma culasse !"
L'action approchait de son terme.
L'orgasme réciproque se déclencha. Paulette poussa un grand cri :
"Aie, Maman ! "
Paul était interloqué. Que venait faire la mère de sa compagne dans un tel moment ? Mystère.
Il n'eut pas loisir de trop s'interroger car un bruit de pas se faisait entendre. Il s'amplifiait. Une troupe de touristes japonais, caméscope au poing, s'approchait en caquetant.
Il était juste temps. La protection des bonnes moeurs triomphait de justesse. Au détriment cependant du pittoresque cathodique, un soir d'hiver, en extrême Asie.
   Au retour à l'hôtel, Paul et son amie n'étaient en rien rassasiés. Sainte Libido, priez pour eux. Vite une douche dans la chambre de Paulette. L'amour inextinguible avait recommencé.
D'abord, faire durer les préliminaires.
On lui gratouille la chataigne pendant qu'elle soupèse les courgettes.
On lui pince les bivalves pendant qu'elle épluche la banane.
Paulette se sentait une petite faim. Elle dévorait le sexe de Paul qui essayait en vain de se défendre. Le prenant des deux mains, elle se le soupesait, elle se le pourléchait, elle se l'engloutissait. Elle lui donnait un nom : Bibi. Pourquoi Bibi ? Paul en était gêné pour lui. Elle lui parlait comme à une personne. "Oh, qu'il est mignon le chéri. Il obéit bien à sa maîtresse. Voyez comme il rougit quand on le regarde. Regardez comme il grandit quand on le touche.".
"Oh qu'il est mignon le Chéri Bibi ! On va lui éplucher la carotte ".
Elle le traitait ensuite comme un animal, un peu comme une souris capturée par un chat. Elle le laissait en paix une minute. Elle faisait semblant de l'avoir oublié. Ce n'était que pour mieux se précipiter sur lui dans l'instant suivant, pour se le manger un peu du bout, pour se le sucer jusqu'au plus profond de sa gorge. Que dis-je la gorge ? Plus probablement le haut de l'oesophage. Etait-ce possible ? Paul avait-il le Bibi aussi long pour justifier une telle manoeuvre ? On en doute.
Voilà qu'elle s'en étouffait. Elle perdait la respiration. Y-avait de quoi. Pourvu que ce ne fut pas une "fausse route" ! Elle toussait pendant quatre minutes. Elle demandait pardon au Bibi. Elle lui faisait un câlin tout de douceur et de langueur. Et puis, elle se l'introduisait au milieu des cuisses pour en faire son prisonnier. Elle refermait les jambes pour le serrer très fort. Il n'avait plus le droit de sortir de la prison. C'était "bien fait pour le Chéri Bibi". Il n'avait qu'à pas se laisser prendre.
Ah, quel délice.
Mais Paul reprenait l'initiative. Il se libérait difficilement. Il lui écartait les cuisses. La vision intimiste réveillait sa veine poétique.
"Donne moi ton anus que je le suce."
"Donne moi ta mangue que je la mange"
"Laisse moi gober l'escargot."
Puis il s'étalait le plus lourdement possible sur Paulette. Il écrasait le Bibi sur les seins voluptueux de Paulette. C'était comme s'enfouir dans un gros édredon. Il le roulait sur les montagnes. Il le casait dans les crevasses. On était en haute altitude. Dans un mouvement de va et vient, il essayait de se dégager du gouffre. En vain. Alors, il s'immobilisait. Son amie aussi. Ils étaient seuls en haut de l'Anapurna. Le silence s'installait, troublé cependant par des respirations haletantes. Ayant repris quelques forces, Paul retentait de se dégager au risque de provoquer une avalanche. Ca y est. Le cataclysme se déclenchait. Une masse liquide les submergeait. Au secours ! Larguez la bouée ! Lâchez les chiens !
Paulette poussait un cri :
"Aie, Maman ! "
Zut, encore la vioque !
On se reposait. On reprenait force. On recommençait. Ca durait longtemps. Des heures ? Maman était toujours avec nous. Un fameux trio. C'était le bonheur total.
C'est ainsi que Paul venait de rencontrer Paulette.
Ils avaient continué leur voyage ensemble.
     Quelques jours plus tard, ils étaient à Bombay, pensionnaires du palace international Taj Mahal ainsi que de son restaurant Moghol. Paul avait décidé de punir le luxe excessif du restaurant. Il avait subtilisé un couteau de table en métal argenté, au milieu du repas, le glissant furtivement à l'intérieur de sa poche en profitant de la distraction du serveur indien très occupé à cet instant, auprès d'une niche, à offrir de l'encens à Ganesh.
Paulette avait violemment protesté, au nom du respect de la morale la plus élémentaire, en raison de la défense du bon renom de la France à l'étranger, enfin au titre de la préservation du patrimoine du Tiers Monde soumis à la convoitise de l'Occident capitaliste malgré la protection du Fonds Monétaire International.
Paul avait développé une savante exégèse montrant la différence fondamentale , à son avis, entre le vol et le larcin ; Le premier à prescrire parce que relevant du code pénal, le second à ne pas exclure car appartenant au mode ludique. Quant au Fond Monétaire International, il était bien connu que sa soumission à la domination impérialiste des Etats-Unis justifiait sa récusation par tout tiers-mondiste de bonne foi, et qu'ensuite il était fort probable que l'incident du couteau ne lui fût jamais rapporté.
Bref, c'est ainsi que l'objet du litige était peu après devenu le couteau à beurre de la maison. Sa destination grégaire n'allait cependant pas suffire à faire disparaître son origine aristocratique, et l'histoire à venir confirmera la destinée glorieuse et dramatique à laquelle il était promis.

Retour au petit déj.


      Paulette continuait à s'activer en versant l'eau bouillante dans les tasses. Malgré certains reproches que l'on pouvait bien sûr lui adresser, notamment par les jours de Mistral où l'excitation ne manque pas d'agir sur les nerfs, force était de reconnaître qu'elle était une compagne efficace surtout lorsqu'elle préparait le petit déjeuner quotidien avec la compétence et la conscience qui étaient les siennes. De plus, on pouvait féliciter son initiative à avoir su transformer une tâche à priori ingrate en un exercice aussi inattendu qu'érotique.
     Ainsi, dans un premier temps, on ne manquait pas d'être étonné de l'extrême distraction de la serveuse. C'est qu'elle avait oublié au saut du lit de revêtir la tenue basique de l'habillage. Elle avait seulement enfilé à l'envers un simple tablier de cuisine ouvert à tous vents sur l'arrière, seulement barré dans le dos de la ceinture de fermeture ce qui n'assurait pas la protection minimum que l'on eut été en droit d'attendre à ce niveau pour la protection de la décence ainsi que celle du froid ambiant.
     A propos de froid, Paulette semblait le combattre par une activité débordante, s'affairant par exemple à vider la machine à laver la vaisselle en se penchant, sans doute excessivement, pour y chercher un bol propre, tout en bas et à l'arrière, faisant semblant d'oublier que l'absence de tablier, au dos, put offrir un spectacle pour le moins curieux, en fait resplendissant de plénitude autant qu'éclatant de tropiques promesses. Des formes plantureuses parfaites. Une blancheur attirante.
On songeait immédiatement à la toile de Clovis Trouille "Funérailles". Paulette y avait-elle servi de modèle ? Non, ce n'était pas possible. La toile était de 1940. Disons alors pour parodier La Fontaine "Si ce n'était elle, c'était donc sa mère". De toute façon, un hommage à "Calcutta".
La recherche du bol se prolongeait; il était cherché à gauche et puis à droite ce qui entraînait un déplacement latéral du corps et de sa partie postérieurement exposée. Le spectacle de statique en devenait animé. La pureté des formes était parfaite, la rondeur des courbes ne pouvait être plus harmonieuse. Une ouverture ombragée, au milieu, apportait son mystère. "Sésame, ouvre toi". Ali Baba, montre nous tes trésors. Fraîche rivière, désaltère nous. On ne pouvait quitter des yeux cette bucolique merveille de la nature. Cette fois ci, on pensait au dessin de Félicien Rops "L'écuyère vue de dos". On se prêtait à croire que la divine vision ne s'évanouirait jamais, ou, mieux, qu'elle s'approfondirait encore, pour autant qu'il le fut possible tellement elle était déjà si intimement ouverte et dévoilée.
Alors, comment résister à tant d'attirance ?
Une hésitation tout de même à propos d'un choix : Fallait-il privilégier l'orifice du haut ou celui du bas ? Au choix, selon l'humeur ? Ou bien successivement, l'un après l'autre à moins que ce ne fut l'autre après l'un ?
De toute façon la victime était parfaitement consentante.
Avec Frédéric Dard, on pouvait récurer la marmite ou bien mazouter le pingouin. Faisander le dindon ou défoncer le joufflu. Dégivrer le congélo ou faire un swing au deuxième trou.
Maintenant, Il fallait passer à l'action.
Paul annonçait :
"Laisse la porte ouverte, y a de la visite qui s'annonce. Et n'oublie pas les boules Kiès, je vais allumer le marteau piqueur"
S'agenouillant à l'arrière, se saisissant des hanches adverses tout en soulevant l'attirant réceptacle, Paul, dans un rut grandiose, pénétrait la cible. Un cri effarouché de la proie retentissait. On se trouvait transporté dans la première partie du film "La guerre du feu" de G.Annaud. Pas de paroles, de l'action. Néanderthal en plein travail. Non, plutôt son compère homo sapiens Cro Magnon. Paulette gisait et râlait, à la fois affolée, affalée et suspendue. La cuisine aseptisée et ripolinée d'un quartier résidentiel se transformait en un antre au plus profond d'un temps préhistorique. Des grognements sauvages. Des urus en cavale ! Lascaut sans les dessins ! Cosquer au dessus des eaux ! Bref le Chéri Bibi en pleine action.
Paul, des 2 mains, s'agrippait maintenant aux deux seins de sa compagne. Des espèces de poignées très commodes. On sait déjà qu'elle avait la poitrine généreuse. Pourquoi, une poitrine généreuse ? Bof, une poitrine féminine se doit d'être généreuse. Flaubert l'a peut-être confirmé dans son dictionnaire. Faudra lire.
Paul en avait donc plein les mains. Les paumes enserraient les globes. L'index et le majeur autour de chaque téton pour bien caler la prise. Les deux groseilles des bouts durcissaient comme de la pierre et augmentaient leur volume. On était tenté d'en croquer. C'était terriblement excitant. Trop.
Attention ! L'avalanche se préparait. Et la voilà qui dévalait.
Un dernier hurlement primal annonçait le retour à la civilisation.
"Aie, Maman ! "
     Du coup, la journée qui peut-être se fût présentée sous un aspect maussade parce que la nuit n'avait pas eu la quiétude voulue, parce que le lever avait été difficile et laborieux, ou même pour les deux raisons à la fois, s'annonçait plus agréable. Paul oubliant la déficience en informatique de sa compagne se félicitait de sa technique dans le maniement du lave vaisselle et de son goût pour l'utilisation du système bivalve.

      Dans l'amphithéâtre silencieux, le cours continuait de dérouler son long ruban.
"L'étape est le second élément du réseau Pert. Elle correspond au début d'une nouvelle tâche ainsi qu'à la fin d'une ancienne, sauf à l'origine où il n'en existe pas d'antérieure ainsi qu'à la fin où il n'y en a pas de postérieure. Chaque étape est identifiée par un numéro tiré de la suite naturelle des nombres, sans que le choix du chiffre dût obéir à une règle impérieuse bref sans que sa valeur fut signifiante."

L'ASPIRO-TACH

     Oui, Paulette était somme toute d'une compagnie utile.
Même si l'on excluait le futile avantage de sa plastique rebondie dont on avait fait allusion plus avant et qui ne manquait pas d'être un stimulus objectif pour la libido, même si on passait sous silence l'art consommé et personnel de vider l'appareil ménager dont on vient de faire état, il était juste d'apprécier ses parfaites qualités de maîtresse de maison.
     Comme Saint-Georges prince de Cappadoce terrassant le dragon la lance à la main, Paulette partait chaque matin guerroyer contre les cafards, les blattes voire les cloportes, le Baygon au bout du bras. Elle était la princesse de la wassingue, la reine de l'aspirateur, surtout depuis l'arrivée de l'Aspiro-Tach qu'elle s'était procuré auprès de la Camif.
Son bonheur était désormais total et rayonnait sur toute la maison. On se serait cru à Tchernobyl.      
L'aspiro-Tach était une fabuleuse machine pour nettoyer la moquette. Un joyau de la technique moderne. Il fonctionnait comme une pompe aspirante après qu'on l'eût branché sur l'aspirateur ordinaire. Il suffisait de mettre en place le suceur sur le tube du premier appareil, puis de le raccorder au flexible de travail par l'embout universel. Facultativement, il était possible de verser le contenu d'un demi verre d'antimousse dans la cuve afin d'empêcher la fermeture trop rapide et prématurée de la soupape de protection en cas de mousse excessive du shampooing. Après avoir vaporisé le dit shampooing sur l'endroit de la moquette à nettoyer, l'aspiro-tach pouvait extraire l'eau par un mouvement de va et vient, et la tâche de rinçage pouvait se faire de la même manière. Un parfait résultat de propreté était garanti. Le vacarme des moteurs garantissait l'efficacité du traitement. Aucun risque d'explosion n'était à craindre. Il n'y avait qu'avantage à utiliser l'Aspiro-Tach. Aucune tâche ne pouvait lui résister.

     A propos de tâche, cela nous ramenait dans l'amphithéâtre. " La tâche du PERT, elle, doit être effectuée en un certain temps dont l'évaluation est une prévision pouvant être établie à l'aide de formules algébriques, plus ou moins savantes selon le degré de patience du spécialiste en ordonnancement. La tâche est alors symbolisée par un vecteur fléché identifié par une lettre et par un temps prévisionnel. L'étape est représentée par un petit cercle contenant son numéro. L'assemblage des tâches et des étapes dans un parcours vectoriel s'appelle un réseau et se présente ainsi :


     " N'est-ce pas un beau dessin ? Oh, que si."

LE GOULASCH A LA HONGROISE

     A vrai dire, les qualités de Paulette ne se limitaient pas à la tenue de la maison ainsi qu'à son expertise dans le devoir conjugal. Ses compétences culinaires étaient également remarquables. Sa grande spécialité était le Goulasch à la hongroise bien que ce fut étonnant de la part d'une native de l'Aunis voire de la Saintonge.
Quoiqu'il en était, c'était un plaisir jamais épuisé de la voir éplucher les oignons. Sa dextérité à ‚émincer les tranches était sans pareille. Les larmes qui coulaient de ses yeux sous l'effet de la liliacée ne manquaient pas de tragédie ni de mettre en valeur le bleu atlantique de son regard. Ensuite, Paulette savait plus que quiconque faire blondir les oignons, à l'huile, dans une cocotte, jusqu'à en obtenir une teinte claire pour y mélanger les morceaux de boeuf. Elle prenait soin de recouvrir le récipient d'un couvercle pour que la viande rendît tout son jus. Au bout d'un quart d'heure, elle y ajoutait un lot de tomates fraîches épluchées et hachées. Il restait encore à assaisonner avec du sel, du poivre, du bouquet garni ainsi que du paprika, puis à laisser cuire doucement pendant deux heures, casserole couverte. Le plat était servi avec des pommes de terre à l'eau.
C'était alors le moment et la tradition pour les invités, s'il y en avait, de complimenter Paulette pour la qualité de son goulasch qui était très connu dans le quartier. 
 
      "La méthode PERT, elle, possède moins de notoriété dans le voisinage, mais n'en avance pas moins dans sa quête du chemin critique. Il est même nécessaire, maintenant, de rechercher le temps estimé d'étape, lequel résulte de l'addition du temps précédent cumulé avec le temps de la tâche considérée. Mais, grand dieu, attention au cas où plusieurs tâches aboutiraient à la même étape car sous peine de télescopages intempestifs et de blocage définitif du mécanisme, il est impératif d'effectuer autant de calculs qu'il y a de tâches afin de ne retenir comme temps estimé que le nombre le plus grand. On ne peut être plus clair ! Cette diabolique méthode doit être appliquée sans vergogne, sans miséricorde et si possible sans énervement aucun, à la totalité des étapes."

OU LE GOULASCH EST MAL DIGERE

     Pour en revenir à Paulette, il fallait bien dire, pour être juste, que son goulasch, ça commençait à bien faire. Paul calculait que depuis neuf ans de vie commune, à raison d'un goulasch par semaine, ça faisait un tas impressionnant de tomates, d'oignons, de boeufs, de paprika.
Déposé tout à coup devant la porte de la maison par le double effet d'un coup de baguette magique et d'une pelle mécanique, cette montagne alimentaire n'aurait pas manqué d'en obstruer l'entrée, voire de l'engloutir dans une débauche de débordements de glucides, de lipides et de protides.
Pour être exact et dans un ultime effort de précision, on pouvait calculer qu'un goulasch multiplié par 48 semaines (il faut enlever les quatre semaines de vacances), multiplié par neuf ans de vie commune, cela représentait 432 goulaschs au total.
Même dans le cas de la plus extrême sympathie à l'encontre du peuple hongrois lequel n'a en rien démérité dans la circonstance et ne porte aucune responsabilité dans la chose, n'y avait-il pas lieu de s'interroger sur la nécessité d'une telle fidélité pour le pays en question ? Sans doute que si.
Alors, Paul se surprenait à rêver d'un bon gaspacho parfaitement acidulé, d'un nasi goreng totalement rissolé, d'un poulet tandoori macéré dans son yaourt, voire d'un biftèque frites.
Mais à l'évidence, Paulette était la cuisinière unidimensionnelle spécialisée dans un seul plat.
Du coup, Paul se sentait capable de devenir un dangereux révolutionnaire, un espèce de Guévara culinaire anti-goulasch, prenant dans la rue les armes de la révolte et brandissant une casserole, - comment une casserole ? -, nous voulons dire une banderole sur laquelle on pouvait lire, mais de loin, à la jumelle : "Le goulasch ne passera pas; le goulasch au goulag. "

     A cette vision quelque peu apocalyptique, Paul fut pris d'un léger tremblement de panique. Il s'aperçut qu'il était en cours et non pas proche d'une barricade, et craignit que l'incident ne se fut remarqué dans l'amphithéâtre. Il n'en était rien.
     Les étudiants, dont la fonction est d'étudier, et non de s'intéresser au paprika ou aux spécialités magyares, continuaient de transcrire leurs notes sur leurs pages A4 sans imaginer un seul instant l'intensité du drame intérieur qui se déroulait ainsi près d'eux. Il est vrai qu'ils ne pouvaient pas tout savoir, d'autant qu'ils n'en étaient encore qu'au début de leurs universités.
Ils n'avaient pas connaissance, non plus, de la signification du groupe alphanumérique A4 dont à cet endroit du récit, il est nécessaire d'en divulguer le secret au lecteur, avec la bénédiction de l'AFNOR et de l'ISO, de façon à ne plus y revenir, et dans un souci de plus grande précision.
Il provient du partage par le milieu de son plus grand côté, d'une feuille d'un mètre carré de surface et d'un rapport entre la longueur et la largeur égal à la racine carrée de deux, l'opération de partage étant répétée trois autres fois selon le principe précédent.
C'était simple. Il suffisait d'y penser.

Des esprits de génie y avaient pensé.

LA SPLENDEUR DU CHEMIN CRITIQUE

     "Il est de la plus grande urgence maintenant de calculer le temps limite.
Pour cela, en partant de l'étape fin, il suffit de retrancher le temps de la dernière tâche au temps estimé total. Cette soustraction donne le temps limite de l'avant dernière étape, et ainsi, en revenant en arrière, et en procédant de la même manière, le temps limite de chaque étape va pouvoir être déterminé et être indiqué, si possible de couleur différente, à côté du temps estimé.
Mais, encore ici, une extrême attention doit être portée au cas où plusieurs tâches partiraient d'une même étape, car, dans cette hypothèse mais seulement dans celle là, il faudrait faire autant de calculs qu'il y a de chemins et ne retenir pour finir que le nombre le plus petit."
     Les étudiants, avec la plus parfaite obéissance, le souffle court de peur d'y perdre des forces, continuaient d'explorer sans sourciller le labyrinthe des tâches et des étapes.
Paul consolidait son triomphe à chaque mot. Il était définitivement le seul capitaine à bord. Il était désormais acquis que lui seul détenait le fil d'Ariane permettant de sortir d'une situation aussi définitivement embrouillée. Lui seul, peut être aussi le petit Poucet, pouvait retrouver le fameux chemin critique de la délivrance.
"La méthode PERT approche de son achèvement, mieux encore de son apothéose. Il reste à signaler, par exemple à l'aide d'un crayonnage rouge, les étapes de battement zéro, le dit battement calculé à chacune des étapes résultant de la différence entre le temps limite et le temps estimé. Ensuite, le chemin critique apparaît, représenté par exemple par un crayonnage bleu, comme l'itinéraire qui partant du début rejoint la fin en passant par chacune des étapes rouges de battement zéro."
La démonstration se termine. Le fameux chemin critique resplendit. Un peu comme l'évocation de Clovis Trouille tout à l'heure. Un GR exceptionnel. Peut-être pour Saint Jacques de Compostelle. Mais non, c'est plutôt une autoroute. A deux fois trois voies. Il fait apparaître le cheminement le plus long, mais aussi le plus important avec ses contraintes temporelles les plus exigeantes. A ses côtés, d'autres chemins non critiques ceux là, comme des routes vicinales, permettent l'école buissonnière d'antan, le vagabondage de jadis, bref un bon temps de vivre peut-être révolu.
Un graphique terminal, sur un support réglé où chaque colonne correspond à une unité de temps, illustre le réseau.
     Ce dessin est peut-être encore plus beau que le précédent.

LA MUSIQUE N'ADOUCIT PAS TOUJOURS LES MOEURS

     A la maison, le triomphe était beaucoup plus difficile et aléatoire.
La bataille du goulasch ayant été perdue, celle de l'aspiro-tach paraissait mal engagée.
     C'est que Paulette choisissait d'utiliser l'appareil, comme par hasard, dans un moment toujours parfaitement détestable. Par exemple, ce midi, à l'instant où Paul avait installé la Symphonie des Psaumes pour Choeur et Orchestre d'Igor Strawinski sur l'électrophone de la chaîne hifi.
Paul n'avait pas manqué d'implorer le silence. Il accusait l'appareil ménager de n'avoir aucun respect pour les grandes oeuvres musicales.
Au même instant, dans le premier mouvement, les choeurs surenchérissaient en chantant: " Escanti orationem mean, Domine et deprecationem mean. Ecoute ma prière, Eternel, et prête l'oreille à mes cris. "
Paulette d'un tempérament primaire-actif-émotif continuait son labeur avec obstination.
Paul avait tempêté et exigé le silence. " Auribus percipe lacrimas meas. Ne soit pas insensible à mes larmes. " disait la symphonie.
Alors le chaos s'était inexplicablement intensifié : l'aspiro-tach en pleine puissance augmentait le bruit de son moteur. Paulette prétendait être dans l'incapacité d'arrêter un travail en son plein milieu et d'autre part ne pas vouloir mécontenter l'appareil par une interruption intempestive.
Paul essayait de crier plus fort pour faire entendre son argument.
La symphonie dans son dernier mouvement l'emportait sur tout le monde : " Alleluya, laudate Dominum. Louez Dieu. Laudate eum in sono tubae. Louez-le au son de la trompette. Laudate eum in cymbalis benesonantibus. Louez-le avec les cymbales retentissantes. "
Bref, la cacophonie était totale. Le claquement retentissant des cymbales se mélangeait aux cris, le son des tubas au vrombissement du moteur.
La scène était devenue tellement confuse qu'elle se perdait dans le brouillard ouaté de la mémoire.

      Paul n'arrivait plus à savoir ce qui s'était passé par la suite. Une série d'images effrayantes et contradictoires s'entrecroisaient dans un désordre et une panique indescriptibles.
Il revoyait sa main - mais était-ce la sienne ? -, comme déconnectée du cerveau, se mouvoir d'une façon semble-t-il autonome jusqu'à saisir le couteau à beurre du Taj Mahal qui traînait malencontreusement sur l'assiette voisine.
Il y avait-il eu un geste ? Un choc ? Paulette se trouvait-elle sur la trajectoire ? Tout cela demeurait confus dans une ambiance de cris, de cymbalum, de moteur et de bousculades
      Paul se rappelait encore que son coeur battait de façon excessive, au point d'accaparer toute son attention et de l'obliger à rompre tout contact avec la scène ambiante, quels qu'en fussent l'intérêt et l'impérieuse urgence. La prudence exigeait qu'on mette au repos l'organe récalcitrant sous peine d'accident possible. Ce n'était médicalement pas le moment de se distraire en prêtant attention aux péripéties avoisinantes.
Il était donc sorti précipitamment de la maison pour faire une marche régénératrice en direction de l'I.U.T., tout en pensant à j.p. Belmondo déclamant dans "Le Guignolo": "J'ai vécu un égal moment d'égarement lorsque j'ai perdu mon éléphant blanc."
Et puis, mécaniquement, machinalement, comme l'heure avançait, il avait rejoint l'Université.
Paul tremblait en revivant la scène. Quelle angoisse !

     Le cours sur la méthode Pert n'en n'était pas moins terminé, en tout cas pour ce qui concernait le Pert-temps.
Pour son cousin le Pert-coût, il faudrait revenir un autre jour et expliquer l'incidence économique du chemin critique sur la gestion rationnelle des hommes et des machines.
Quant aux tâches fictives dont on n'avait pas encore parlé jusque là par souci de simplification, il était préférable de les passer sous silence. Après tout, les auditeurs n'étaient pas sensés connaître leur existence et il n'était pas prouvé non plus qu'ils l'eussent voulu.
Les étudiants se bousculaient gaiement à la sortie pour rejoindre qui le restau U, qui le Campus Café.
     Paul rangea ses feuilles A4 dans sa serviette. Mais comme celle-ci était assez petite, il pensa qu'il aurait du utiliser du A5 plus maniable et moins encombrant puisqu'égal à la moitié de l'autre. Il serait simple d'expliquer aux curieux qui le désireraient que le format A5 représentait la moitié du A4 par la division de ce dernier suivant une ligne rejoignant les milieux de chacune des deux longueurs.
     Il sortit de l'Université et partit à pied rejoindre son domicile. Il pensait ainsi afficher une certain supériorité désinvolte en pratiquant les arrivées et les sorties en mode piéton, laissant aux étudiants l'étalage et l'usage de la motorisation. C'était aussi l'indication d'une habitation voisine et donc auréolée du prestige de la grande valeur immobilière résidentielle de ce quartier universitaire.
     En chemin, il repensait au drame familial du matin. Différentes hypothèses pouvaient être échafaudées; plus précisément trois principales mais chacune d'une difficulté décourageante, au point qu'il était difficile de formuler un souhait pour l'une plutôt que pour l'autre.

LA PREMIERE HYPOTHESE

     C'était la pire. C'était celle où Paulette eut reçu un coup fatal.
Paul imaginait son épouse inerte sur le sol, figée subitement dans une attitude de la brasse coulée, au milieu d'une mare de sang. A côté d'elle, le couteau accusateur du Taj Mahal, affichant une immoralité totale, ne se souciant aucunement de donner dans la provocation, mélangeait l'éclair de son argent au rouge hémoglobien.
Ces images étaient totalement consternantes pour un tas de raisons. Par exemple à cause de l'adhésion sans faille de Paul à la cause du pacifisme. C'est que son militantisme à la section universitaire d'Amnesty International était très connu à Toulon, en Bosnie et au Chili. On pourrait craindre qu'il fût remis en cause et qu'il risquât même de sombrer dans un gouffre d'incrédibilité, de médisance voire de ricanement.
Dans un autre registre, le manque d'esthétisme et l'absence de rigueur de la scène étaient très navrants. Il était regrettable que Paulette ne fût pas à s'activer auprès du fourneau ou de l'aspiro-tach dans l'accomplissement de son rôle ménager à l'heure où il eût fallu qu'elle le fît, au lieu d'être paresseusement et obscènement immobile dans le séjour à faire semblant de nager sur le tapis.
Et puis, le liquide rouge en voie d'assèchement sur la moquette provoquait une pollution inadmissible susceptible d'éveiller le courroux de Saint Maclou en personne.
Enfin , le couteau qui traînait par terre affichait un négligé certain incompatible avec l'ordre d'une maison bourgeoise, sans compter que le métal risquait de s'oxyder et que le fil de la lame pouvait être amené à perdre de son tranchant, toutes choses également et parfaitement intolérables.
En dernier point, sans qu'il fût subsidiaire, il n'était pas exclu que des inconvénients policiers et juridiques ne se manifestassent.

LA SECONDE HYPOTHESE

     En seconde hypothèse, on pouvait supputer que Paulette avait pu heureusement n'être que légèrement blessée, voire même seulement bousculée dans une dispute familiale bien sûr répréhensible mais somme toute relativement bénigne.
Si les conséquences juridiques paraissaient moindres sinon nulles dans ce cas, les retombées psychologiques n'allaient pas manquer de prendre des proportions importantes à cause du grand amour de Paulette pour la lecture. Cela peut paraître étrange de prime abord mais s'explique quand on aura dévoilé les volumes récemment découverts épars sur la table de chevet de notre héroïne. Il y avait le traité "De la guerre"d'un dénommé Clausewitz et les treize articles de "L'art de la guerre" d'un dénommé Sun Li.
Bref, dans le cas présent, ces deux volumes ne paraissaient pas favorables du tout à notre cause. C'était un comble de malchance alors que, par exemple, nous nous souvenions que l'été dernier notre compagne était absorbée par la lecture d'"Autant en emporte le vent" ce qui probablement aurait établi un environnement beaucoup plus détendu.
Paulette ne manquerait donc pas d'exploiter quasi-militairement la situation. Il allait falloir batailler ferme pour excuser l'inexcusable, expliquer l'inexplicable, promettre la lune y compris sa face cachée et tout ce qu'on voudra avec. L'égarement d'une minute coûterait très cher et risquait d'anéantir le prix d'années d'efforts, de travail et d'abnégation de toutes sortes.
L'avenir s'annonçait très sombre. Il était raisonnable d'en frémir à l'avance.

LA TROISIEME HYPOTHESE

     La seconde hypothèse n'étant guère plus brillante que la première, tous les espoirs reposaient donc sur la troisième.
Quelle pouvait-elle être ?
Par exemple que la dispute, et surtout son dénouement, se fussent passés dans la seule imagination de l'intéressé. L'idée peut paraître audacieuse au premier abord mais elle mérite cependant l'examen. Evidemment, il était difficile à priori de penser qu'il y eût pu n'avoir aucun incident et que par une aberration de l'esprit, une simple idée, toute seule, avait pu se transformer en apparence de la réalité. Mais après tout et à la réflexion, il n'était pas rare de rencontrer des situations aussi équivoques et d'un genre aussi troublant.
Des personnes parfaitement sensées, tels un voisin de palier au passé irréprochable ou bien une personnalité très savante de la télévision et des médias, prétendaient par exemple avoir entretenu des rapports amicaux avec des bonhommes de couleur verte, souvent chauve du crâne, le plus souvent de petite taille, prétendument descendus du ciel. N'y avait-il pas lieu de s'étonner ? Il y avait.
D'autres, d'apparence aussi sages, racontaient avoir accompagné Godefroy de Bouillon en Palestine, du temps des croisades, au cours d'une vie antérieure.
D'autres encore assuraient pouvoir faire fonctionner des montres cassées ou tordre des cuillères, au choix, par simple concentration de la pensée sur l'objet.
Les exemples de cette sorte étaient tellement abondants qu'il serait fastidieux de vouloir en dresser la liste. Et pourtant, toute une cohorte de théosophes, de parapsychologues, d'irisologues, de radiesthésistes, de chiropracticiens, de médiums et adeptes de la méditation transcendantale, de macrobioticiens, de pratiquants de la biocybernétique buccale se pressait pour témoigner de la philosophie holistique ainsi qu'à venir douter que Paulette eût pu être violentée.
Alors, il était possible d'imaginer qu'à partir d'une dispute, de l'émoi qui s'en était produit, des palpitations cardiaques qui avaient pu parasiter les circuits cérébraux, de l'incidence aussi de la catharsis sur la maîtrise des pensées et des sentiments, il était possible, donc, que l'acte insensé et fatal dont il était question plus avant n'eût finalement pas eu lieu sinon dans l'irréalité de l'imagination.
Cette idée était avantageuse à tous égards. Il était tentant de vouloir l'adopter. C'était la plus souhaitable. Il ne resterait qu'à expliquer à Paulette que l'algarade du matin était somme toute anodine, qu'un mauvais sommeil ou bien le passage d'un astre malveillant dans le ciel zodiacal en était peut-être la cause, que la parole avait certainement dépassé la pensée à moins qu'elle ne l'eût complètement trahie, et, qu'à tout bien réfléchir, ainsi qu'à tête reposée, il pouvait affirmer, lui, Paul, qu'il n'avait aucun reproche à faire à l'aspiro-tach, lequel était certainement un auxiliaire très utile et même nécessaire dans la croisade contre la saleté, et qu'aucune critique non plus, n'était à adresser au Goulasch à la hongroise, lequel constituait un élément à part entière du patrimoine culinaire européen. A ce sujet, il tenait même à rappeler que son absence de racisme était parfaitement connu notamment chez Amnesty International, et aussi ailleurs, et qu'il était totalement inopportun d'en soupçonner le contraire, par exemple dans le dénigrement de sa part d'un plat national étranger, et que, même, dans cette hypothèse d'école, la mode et l'air du temps l'auraient d'ailleurs davantage incité à dénoncer la nocivité du couscous.

Trêve de raisonnement, le retour à la maison se terminait.
On arrivait près de la porte.
Paul ouvrit l'huitre. Qu'est-ce que nous venons de dire ?
Excusez nous. On s'est trompé. On voulais dire ouvrait l'huis.

LA PERTE DU CHIEN

     Après avoir franchi l'entrée, il se trouva dans le séjour. La pièce était vide. Il poussa un timide appel qui demeura sans réponse. Il parcourut toutes les pièces.
Son émotion était grande. Son esprit devenait confus et dyslexique. Avec soulagement, il lui sembla trouver Bébé endormi dans la niche. Par contre, Lechien jaune, sans patte, à corps de crocodile, n'était pas dans le berceau. Ca ou le contraire, on ne sait plus.
Quant à Paulette, elle était manifestement absente ce qui était tout de même déplorable à cause de la surveillance de l'enfant.
Paul pensa qu'elle était peut-être sortie un court instant pour permettre au chien d'assouvir un besoin naturel, ou alors pour aller acheter une banette chez le boulanger du coin.
Mais il découvrit bientôt une lettre sur la table de chevet de la chambre qui l'informa du contraire. L'enveloppe portait la suscription " PAUL ROPOR ". Il pouvait donc l'ouvrir. Il déchiffra rapidement le petit mot qui lui était adressé. Il était très court.
" Adieu.
Tu n'es vraiment plus le même.
Je pars chez ta belle mère avec Lechien.
Paulette "
Paul était pour le moins déconcerté.
Voilà qu'aucune des trois hypothèses qu'il avait imaginées ne se produisait.
La chose était plutôt dérangeante parce qu'on était pris au dépourvu et puis parce que c'était à se décourager de formuler des hypothèses et de faire fonctionner son cerveau au risque de favoriser la paresse naturelle de l'esprit lequel ne demande après tout qu'à se reposer.
Il était choquant également de constater que Paulette avait préféré partir avec le chien plutôt qu'avec Bébé. Il est vrai, qu'à la réflexion, son amour maternel n'avait jamais été très développé à l'inverse de son intérêt pour la gent canine. Elle affichait d'ailleurs son total désaccord avec ce littérateur orientaliste du début du siècle que l'on avait surpris à déclarer sous une forme inversée dans "Aziyad‚": "Les chiens, c'est comme les amis; comme on est appelé à les perdre, il vaut mieux ne pas en avoir".
Paulette, elle, voulait en avoir beaucoup et tout le temps. Son séjour à Khajuraho l'avait conforté dans l'idée que le chien était un ami fidèle de l'homme et davantage encore de la femme. Quant à Yudishthira, il avait toute sa reconnaissance.
A la maison, l'animal qui avait été choisi comblait donc largement son vide affectif. Il avait reçu pour nom "Lechien", en un seul mot, ce qui pouvait paraître bizarre. En effet, certains prétendaient que quand on l'appelait, il apparaissait aux oreilles de chacun ne pas être en possession d'un nom de baptême, ce qui était fâcheux pour un chien judo-chrétien.
Paulette argumentait le contraire en expliquant que le nom était justement "Lechien" et que l'emploi d'une majuscule à la première lettre ainsi que l'utilisation de guillemets dans son encadrement en apportait la preuve indubitable. Indubitabilité douteuse répliquaient les premiers en ajoutant sinon avec malveillance du moins avec persévérance que le nom du canin était plus souvent prononcé qu'écrit, que de toute façon le chien ne savait pas lire, et que dans ces conditions la majusculisation ainsi que la guillemétisation perdaient toute leur signification.
Face à un tel acharnement proche de la persécution, la meilleure réponse restait le mépris et le silence. Quoiqu'il en fût, Paulette s'entendait très bien avec "Lechien" ce qui ne causait du tort à personne, et toutes ces considérations pouvaient donc expliquer que Paulette fût partie avec Lechien plutôt qu'avec Bébé.

EST-CE QUE TU M'AIMES ? A QUOI TU PENSES ?

     Mais l'essentiel du drame qui se jouait ce jour là était ailleurs, plutôt dans le contenu de la première partie de la courte lettre : "Tu n'es plus le même".
A bien réfléchir, il n'y avait pas de surprise à une telle affirmation. Paulette n'avait jamais eu une exacte appréciation de la personnalité‚ de son compagnon. Paul réalisait que par négligence autant que par distraction, il avait toujours entretenu une grande complaisance à laisser croire qu'il était peut-être différent de ce que l'on croyait.
Il se souvenait par exemple, avec une réelle amertume, de ces instants désagréables, choisis le plus souvent dans les moments de grande intimité, où sa partenaire le pressait de répondre de façon urgente aux deux questions existentielles suivantes aussi simples qu'embarrassantes :
     La première était: "Est-ce que tu m'aimes ?"
Paul ne le savait même pas.
Alors que dire ?
Il n'avait pas le sens de la répartie qui l'eut conduit à répondre : "Et toi ?"
Il percevait qu'en face, on attendait de déchirantes professions de foi, d'enthousiastes déclarations, d'éternels serments d'amour, alors que par une malchance extraordinaire, cette période post-coïtale le laissait totalement inerte, entièrement anéanti et même dans un espèce d'état comateux ante-mortem.
    La seconde question exprimée dans des moments analogues disait invariablement : "A quoi tu penses ?".
Alors là, c'était pire encore : L'angoisse totale, le blocage intégral. Il était à peu près certain, qu'à ce moment là, Paul ne pensait à rien. Le vide absolu.
Au meilleur des cas, peut-être arrivait-il à penser à quelque chose, mais justement pas à ce qu'il eût fallu. Il avait conscience qu'il aurait du répondre quelque chose comme: "Je pense à toi, bien sûr, ma chérie.", et même: "Je pense au merveilleux moment que nous vivons ensemble. Il n'y a que toi pour me donner un bonheur pareil.", et pourquoi pas : "M'aimes tu ? Toi non plus.".
Mais voilà. A croire qu'un mauvais sort s'acharnait définitivement sur lui puisque qu'il ne pensait justement à rien du tout. Et s'il pensait à quelque chose, c'était bien sûr inavouable sur l'instant pour cause de matérialité terriblement affligeante : le dernier bug ayant parasité son Outlook Express, l'avalanche de spams qui nous menaçait, le virus Bear qui rodait aux alentours prêt à mordre.
Bref, quoiqu'il en fût, la pensée paraissait souvent fautive, la culpabilité toujours certaine. C'était une malchance persistante, un sort démoniaque, une malédiction divine. On ne pouvait y échapper.
Paul essayait de se sortir de cette impasse par une panoplie de moyens hypocrites telle que des baisers fatigués, des bredouillages d'affection, des sourires idiots et des mines béates, le tout dans un climat de grande souffrance morale. Mais il n'y avait rien à faire. Il n'arrivait pas à devenir celui qu'on eut voulu qu'il fut.
Mais justement, aujourd'hui, un espoir de vérité n'apparaissait-il pas ?
Voici que Paulette écrivant que Paul n'était plus le même prenait conscience, même avec retard, d'une réalité déjà ancienne.
Etait-ce un progrès ? Douteux.
Pourquoi ?
C'est que Paul développait sa propre réflexion qui ajoutait de la complexité à l'affaire. On n'avait vraiment pas besoin de ça.
En effet, comme on l'a déjà fait valoir, Paul s'étonnait du mystère de sa propre identité et comme on le verra par la suite, l'angoisse de ne pas être celui qu'il était le plongeait dans un doute existentiel n'améliorant aucunement la clarté de l'histoire.