JEUDI
Cette fois, c'était JEUDI.
Si on représentait la semaine par une courbe de Gauss,
on se situait aujourd'hui au sommet de la montagne. On venait d'escalader
gaiement et lestement pendant le lundi, le mardi et le mercredi.
Il était temps de marquer une pause et de prendre un
rafraîchissement avant d'entreprendre la descente pendant les
trois autres jours ouvrables. Un peu comme lors ce que l'on arrive en
haut du col de Thorung à 5.416 mètres et que l'on
s'appête à redescendre sur Jomosom
Profitant du temps clair, de la bonne position de
cet observatoire et ayant donc une vue générale de la situation,
il était possible de se satisfaire du cours des choses. On pouvait
s'attendre à atteindre le Dimanche sans trop d'encombres, même
compte tenu des récentes étrangetés des premiers jours.
Il est vrai aussi qu'une vision plus pessimiste des
choses pouvait susciter des inquiétudes et même quelques effrois.
Ainsi, le Lundi, un facteur ennemi se transformait en messager inattendu.
Le Mardi, une voiture jouait à saute moutons dans la circulation. Le
Mercredi, un espèce de jumeau surgissait d'on ne sait d'où en
ricanant et en klaxonnant. Tout ça n'était pas clair du tout.
Il était inquiétant de ne pas maîtriser les événements.
Ceux-là pouvaient être tentés de vouloir en profiter.
Il n'y avait aucune assurance d'une quelconque confiance à leur accorder.
Bref, la semaine qui aurait pu être une brave
semaine sans histoire, où rien ne se passe et où la vie glisse
vers un repos dominical sans surprise, paraissait être animée
d'une intention, peut-être d'un maléfice, éventuellement
d'une stratégie.
LA MÉTHODE PERT
Paul rejoignait l'Université.
Un cours important sur l'ordonnancement des tâches dans le temps l'attendait.
Il entra magistralement dans l'amphithéâtre
comme le voulait sa fonction. Il s'installa en chaire. Il sortit le cours
manuscrit de sa serviette. Il commença à parler.
Deux piles de pages A4 s'étalaient sur son bureau, celle de gauche
beaucoup plus épaisse que celle de droite.
C'était le cours sur la fameuse méthode Pert. Certains diront,
le fameux cours sur la méthode Pert.
La pile de droite augmentait en même temps que l'autre diminuait, au
fur à mesure du déroulement des mots et du temps, sans qu'on
eût pu présager, au départ, si les deux piles tendraient
à s'égaliser comme dans un système de vases communicants,
ou bien à se transférer l'une dans l'autre comme dans un mécanisme
de sablier.
"La méthode Pert a été mise au point par l'U.S. Navy
et la firme Booz Allen and Co aux Etats-Unis pour la fabrication des fusées
à tête nucléaire Polaris en 1958. Elle se présente
comme un réseau qui décrit l'enchaînement logique des
différentes tâches pour l'obtention d'un objectif déterminé
en précisant les temps correspondants et en faisant apparaître
le chemin critique."
Paul en était au début
du cours. Les mots défilaient mécaniquement comme répétés
par un magnétophone.
Pendant le même temps, il se surprenait à
penser à des choses très diverses qui n'avaient rien à
voir avec l'ordonnancement des tâches.
Cela concernait, par exemple, sa vie domestique avec le facteur du quartier
qui s'obstinait à vouloir lui vendre de façon insistante des
calendriers ineptes représentant un troupeau de vaches en Normandie
ou un ensemble de barques à marée basse au mouillage à
Concarneau.
Ou bien encore, il pensait, allez savoir pourquoi, à la vie mythologique
du chien de Yudishthira se transformant en Dharma dans le Mahâbhârata
indien.
Il avait donc une impression curieuse de dédoublement de la personnalité.
Oui, c'était bien cela. D'une part, il
était l'orateur. Il expliquait d'une voix claire tout ce qu'il était
souhaitable de savoir sur la méthode Pert. Mais d'autre part, il pensait
à autre chose en même temps, comme si deux suites de pensées
logiques circulaient dans sa tête, simultanément, sur deux routes
parallèles.
Ainsi, il était bien l'orateur, mais aussi l'écouteur à
l'égal des étudiants assis sur les gradins. Il s'entendait parler
comme si la voix fut venue de la bouche d'une autre personne. Mais comment
pouvait-il à la fois s'écouter parler et parler en s'écoutant.
Pouvait-il y avoir simultanéité des deux fonctions au niveau
du cerveau ? La dichotomie hémisphérique cervicale en était-elle
la cause ? Fallait-il penser qu'il y eut deux personnes en lui ? Mais alors
pouvait-il être lui-même tout en étant un autre ?
D'autres idées en prise avec l'actualité
ou remontant de son inconscient présentaient une corrosion obsessionnelle.
Pouvait-il
ne pas se reconnaître dans un miroir ?
Pouvait-il conduire une voiture sur la route de Monte-Carlo et, au même
instant, se trouver au volant d'une autre, en situation de se dépasser
ainsi que de se saluer lui-même pendant le doublement ? Le conducteur
de la Bentley était-il un autre soi ? Mais alors qui était-il
lui-même ?
L'ordre élémentaire des choses paraissant basculer, il en venait
à s'interroger sur la réalité de sa propre identité.
S'appelait-il réellement ROPOR ?
D'ailleurs, quel était donc ce nom bizarre ?
D'où sortait-il ? Où menait-il ? Dans quel sens devait-on le
prendre ? Pourquoi fallait-il que ce soit sur lui que ce fut abattue une telle
malédiction palindromique ? Pourquoi n'avait-il pas un nom comme tout
le monde ?
Dans ces conditions, il y avait lieu de ne s'étonner de rien en général,
et de pas grand chose non plus en particulier, tel d'être là
et autre part en même temps.
Tant pis s'il était devenu l'illustration
d'une ubiquité maligne. Il lui revenait à l'esprit la phrase
d'Anne dans "Les Visiteurs du Soir" : "Vous êtes comme Gilles, vous
avez la voix de Gilles, mais vous n'êtes pas Gilles. "
Cependant, pour l'instant, il fallait rester
sur terre, ou tout du moins dans l'amphithéâtre et reprendre
le fil du discours.
"L'élément de base du réseau est la tâche laquelle
est antécédente ou subséquente selon qu'elle est située
avant ou après la précédente, simultanée ou successive
suivant qu'elle se déroule après ou en même temps qu'une
autre. Chacune peut être identifiée par une lettre de l'alphabet."
C'était bien la dixième fois, peut-être la onzième,
que Paul se lançait périlleusement dans ce discours sur la méthode.
Un haut le coeur faillit le surprendre à cette pensée. Au diable
les inventeurs des fusées Polaris. Que n'avaient-ils implosé,
aspergés des débris de leur fumeuse méthode Pert, dans
l'édredon d'un nuage atomique décapant ! L'humanité,
ainsi que cet amphithéâtre qui en était une infime partie,
n'en seraient que davantage en paix en cette minute.
Comme le débit était pédagogiquement lent, avec une ponctuation
d'abondants silences pour laisser aux étudiants en retard une ultime
chance de rattrapage, Paul pouvait laisser à nouveau vagabonder son
esprit.
Maintenant, il se remémorait-il son départ de la maison, ce
matin.
RODENBACH (encore lui)
Paulette,
comme d'habitude, lui avait préparé un copieux petit déjeuner
pendant que lui-même se replongeait dans la lecture de la désormais
célèbre Illustration de 1898 pour un article sur georges Rodenbach.
Tiens, le mystère de la verrerie parlante de Gallé allait peut-être
trouver explication.
En effet, on apprenait page 48 que Rodenbach était un poète
symboliste d'origine flamande, très apprécié des milieux
littéraires parisiens. Il était décoré de la légion
d'honneur. Il était joué à la Comédie Française.
Il venait de rendre malencontreusement l'âme à l'âge de
43 ans. Jeune âge pour une époque sans sida ni grippe aviaire.
La poésie imprégnait chacune de ses oeuvres, par exemple "Bruges
la morte", "Règne du silence", "Voyage dans les yeux", "Miroir du ciel
natal". "Il puisait son inspiration dans une observation subtile des êtres
et des choses et se plaisait à traduire les impressions recueillies
dans cette région mal définie, mais comprise des poètes,
où l'imagination inquiète et vagabonde se complaît entre
le rêve et la réalité". Le peintre Gustave Adolph Mossa
lui avait rendu hommage dans sa magnifique composition "Bruges la Morte"
que l'on trouve au Musée de Nice.
LE PETIT DEJEUNER
Pendant
ce même temps où Roddenbach se mourait, Paulette avait terminé
la préparation du petit déjeuner.
Sur un plateau de laque chinoise acheté chez Exopotamie à Grand
Var-Est, elle avait disposé deux grandes tasses auxquelles était
accroché par une ficelle un petit sachet individuel Thé de l'Eléphant.
Un motif représentant une scène mythologique était dessiné,
en couleur, sur la faïence de chacune des tasses.
Sur la première, Léda langoureusement étendue sur sa
couche, semblait caresser, peut-être de façon imprudente, un
cygne qui passait par là, par hasard.
Sur la seconde, Artémis, dans la tenue d'une estivante de l'île
du Levant, simulait la frayeur d'être surprise au bain par Actéon
tandis que ce dernier manquait une exceptionnelle occasion de paraître
à son avantage en préférant afficher une stupide goguenardise
plutôt qu'à manifester une légitime inquiétude
à l'idée du triste sort animalier qui pouvait le menacer.
Paulette avait également placé sur le plateau une soucoupe contenant
huit morceaux de sucre raffiné numéro quatre, un pot de confiture
Bonne Maman, une boite ancienne Huntley and Palmers en forme de bibliothèque
renfermant tout un rayonnage de biscottes, quelques noisettes de beurre sur
une assiette en émaux de Longwy, deux petites cuillères ordinaires
et un couteau extraordinaire en métal argent‚ portant le monogramme
TM.
Pourquoi TM ? T.M. comme Taj Mahal.
LE COUTEAU DU TAJ MAHAL
Ce
couteau avait tout une histoire.
Il symbolisait à lui tout seul la rencontre de Paul et Paulette.
C'était il y a quelques années. Paul était en voyage
touristique et éducatif en Inde. Il était encore célibataire.
Il parcourait une partie de la plaine du Gange de Bénarès à
Agra. Il désirait notamment étudier sur place les conséquences
de la constante détérioration des termes de l'échange
sur le renforcement du système des castes.
Il se trouvait donc ce jour là à
Khajuraho, à l'hôtel des Temples.
Or, Il avait aperçu dans le hall une charmante touriste très
bien faite de sa personne au point de ressembler d'assez près aux pulpeuses
et sinueuses figurines représentées lascivement sur les frises
sculptées des temples de l'endroit. Ses yeux étaient bleus.
Elle portait un tee-shirt très moulant, et par ce fait très
montagneux, imprimé d'une inscription en langue étrangère:
"Don't make war but make love". C'était peut-être de l'Indi ou
de l'Ourdou ou du Kanaka ou alors plus simplement une langue européenne,
mais, en toute hypothèse, certainement tout un programme.
Paul avait décidé d'utiliser le langage cinématographique
comme prise de contact. Cet étrange et bref dialogue inspiré
du "Don Juan 1973" de Roger Vadim avait été échangé.
"Est-ce qu'on ne s'est pas déjà vu quelque part ? "
"C'est possible, j'y étais. "
La jeune fille avait répondu en français avec une pointe d'accent
québécois et une présentation rapide s'en était
suivie.
Elle venait de terminer un séjour à Montréal après
avoir travaillé dans la restauration. Avant de rentrer en France, elle
apprenait en Inde la technique de la fabrication des chapatis. Ca pouvait
toujours servir. Elle aimait les voyages, les chiens et les chats. Clausewitz
était son livre de chevet parce que son grand-père était
un ancien adjudant, il y a très longtemps, peut-être au temps
de la guerre de cent ans. Elle était célibataire. Sa famille
habitait près de l'Atlantique, non loin de La Rochelle. Non, elle ne
connaissait pas le logiciel Emule3, ni Excel6 ni d'ailleurs grand chose à
l'informatique. Oui, elle s'appelait Paulette, comme elle vous le disait.
Oui, elle voulait bien aller visiter les temples de Khajuraho avec vous dans
l'après-midi, d'autant qu'elle avait appris qu'ils étaient du
Xème siècle et d'un genre assez spécial. Oui, elle trouvait
curieuse cette pratique d'idéalisation et de matérialisation
du lingam.
Alors, un peu plus tard, ils étaient
partis à la découverte des monuments. Ces derniers étaient
recouverts de statuettes curieuses et de frises sculptées où
les personnages se livraient à une gymnastique excentrique. Des bandes
joyeuses d'apsaras et de mithunas se jouant des lois de la pesanteur, qui
sur la tête, qui sur un pied, un autre en état de lévitation
paraissaient ne pas s'adonner à la mélancolie dans d'étranges
postures très, mais alors très conviviales. On ne s'ennuyait
pas chez les rajpoutes Chandella. Tout ce beau monde avait lu le Kamasutra.
Le repas avait été super pimenté. La température
était très chaude. Les arbres, les fleurs exhalaient des senteurs
excitantes. L'ambiance devenait torride.
Paul et Paulette transpiraient. Leurs yeux se rencontraient exprimant une
envie spontanée et réciproque. Chance, l'endroit semblait momentanément
désert.
Alors, Paul avait assis sa compagne face à lui, sur un lingam qui trônait
en plein milieu de la cour d'un petit temple. Lui relevant la jupe ainsi que
les cuisses de façon que ces dernières fussent comme suspendues
en l'air avec les pieds pointant vers le ciel, la dénudant du bas,
il l'avait pénétrée avec effraction et délice.
Intromission parfaitement réussie. Paul s'étonna que le réceptacle
fut si largement ouvert et si abondamment lubrifié. Cela lui rappela
la sensation d'introduire un bâton de glace dans une bouche brûlante.
L'entreprise était rendue plus excitante non seulement parce que la
position était acrobatique mais aussi parce que le lieu était
public, plus ou moins sacré et quasiment de passage. Paul procédait
lentement et tenant de ses deux mains, en l'air, les chevilles de sa partenaire,
il imprimait un juste mouvement à son entreprise en respectant le rythme
des gémissements qui se manifestaient avec une force et une rapidité
croissante. Paulette, dans une gymnastique folle, réussissait avec
ses bras à enserrer son compagnon au bas du dos de façon à
s'accrocher ainsi qu'à fortifier la pénétration et à
amplifier la cadence.
"Oh oui, comme ça. Tout au fond. Encore plus profond.
Oh oui, enfonce bien ton tenon dans ma mortaise.
Oui, enfourne le pain dans le four.
Et coince bien la porte après être entré."
Le plaisir était total. L'entente était grandiose. C'était
certainement un hommage rendu aux dieux de l'endroit. Plus qu'un hommage,
une offrande, une prière.
"Ah, oui ! Cale bien ton piston dans ma culasse !"
L'action approchait de son terme.
L'orgasme réciproque se déclencha. Paulette poussa un grand
cri :
"Aie, Maman ! "
Paul était interloqué. Que venait faire la mère de sa
compagne dans un tel moment ? Mystère.
Il n'eut pas loisir de trop s'interroger car un bruit de pas se faisait entendre.
Il s'amplifiait. Une troupe de touristes japonais, caméscope au poing,
s'approchait en caquetant.
Il était juste temps. La protection des bonnes moeurs triomphait de
justesse. Au détriment cependant du pittoresque cathodique, un soir
d'hiver, en extrême Asie.
Au retour à l'hôtel, Paul et son amie n'étaient
en rien rassasiés. Sainte Libido, priez pour eux. Vite une douche dans
la chambre de Paulette. L'amour inextinguible avait recommencé.
D'abord, faire durer les préliminaires.
On lui gratouille la chataigne pendant qu'elle soupèse les courgettes.
On lui pince les bivalves pendant qu'elle épluche la banane.
Paulette se sentait une petite faim. Elle dévorait le sexe de Paul
qui essayait en vain de se défendre. Le prenant des deux mains, elle
se le soupesait, elle se le pourléchait, elle se l'engloutissait. Elle
lui donnait un nom : Bibi. Pourquoi Bibi ? Paul en était gêné
pour lui. Elle lui parlait comme à une personne. "Oh, qu'il est
mignon le chéri. Il obéit bien à sa maîtresse.
Voyez comme il rougit quand on le regarde. Regardez comme il grandit quand
on le touche.".
"Oh qu'il est mignon le Chéri Bibi ! On va lui éplucher
la carotte ".
Elle le traitait ensuite comme un animal, un peu comme une souris capturée
par un chat. Elle le laissait en paix une minute. Elle faisait semblant de
l'avoir oublié. Ce n'était que pour mieux se précipiter
sur lui dans l'instant suivant, pour se le manger un peu du bout, pour se
le sucer jusqu'au plus profond de sa gorge. Que dis-je la gorge ? Plus probablement
le haut de l'oesophage. Etait-ce possible ? Paul avait-il le Bibi aussi long
pour justifier une telle manoeuvre ? On en doute.
Voilà qu'elle s'en étouffait. Elle perdait la respiration. Y-avait
de quoi. Pourvu que ce ne fut pas une "fausse route" ! Elle toussait
pendant quatre minutes. Elle demandait pardon au Bibi. Elle lui faisait un
câlin tout de douceur et de langueur. Et puis, elle se l'introduisait
au milieu des cuisses pour en faire son prisonnier. Elle refermait les jambes
pour le serrer très fort. Il n'avait plus le droit de sortir de la
prison. C'était "bien fait pour le Chéri Bibi". Il
n'avait qu'à pas se laisser prendre.
Ah, quel délice.
Mais Paul reprenait l'initiative. Il se libérait difficilement. Il
lui écartait les cuisses. La vision intimiste réveillait sa
veine poétique.
"Donne moi ton anus que je le suce."
"Donne moi ta mangue que je la mange"
"Laisse moi gober l'escargot."
Puis il s'étalait le plus lourdement possible sur Paulette. Il écrasait
le Bibi sur les seins voluptueux de Paulette. C'était comme s'enfouir
dans un gros édredon. Il le roulait sur les montagnes. Il le casait
dans les crevasses. On était en haute altitude. Dans un mouvement de
va et vient, il essayait de se dégager du gouffre. En vain. Alors,
il s'immobilisait. Son amie aussi. Ils étaient seuls en haut de l'Anapurna.
Le silence s'installait, troublé cependant par des respirations haletantes.
Ayant repris quelques forces, Paul retentait de se dégager au risque
de provoquer une avalanche. Ca y est. Le cataclysme se déclenchait.
Une masse liquide les submergeait. Au secours ! Larguez la bouée !
Lâchez les chiens !
Paulette poussait un cri :
"Aie, Maman ! "
Zut, encore la vioque !
On se reposait. On reprenait force. On recommençait. Ca durait longtemps.
Des heures ? Maman était toujours avec nous. Un fameux trio. C'était
le bonheur total.
C'est ainsi que Paul venait de rencontrer Paulette.
Ils avaient continué leur voyage ensemble.
Quelques jours plus tard, ils étaient
à Bombay, pensionnaires du palace international Taj Mahal ainsi que
de son restaurant Moghol. Paul avait décidé de punir le luxe
excessif du restaurant. Il avait subtilisé un couteau de table en métal
argenté, au milieu du repas, le glissant furtivement à l'intérieur
de sa poche en profitant de la distraction du serveur indien très occupé
à cet instant, auprès d'une niche, à offrir de l'encens
à Ganesh.
Paulette avait violemment protesté, au nom du respect de la morale
la plus élémentaire, en raison de la défense du bon renom
de la France à l'étranger, enfin au titre de la préservation
du patrimoine du Tiers Monde soumis à la convoitise de l'Occident capitaliste
malgré la protection du Fonds Monétaire International.
Paul avait développé une savante exégèse montrant
la différence fondamentale , à son avis, entre le vol et le
larcin ; Le premier à prescrire parce que relevant du code pénal,
le second à ne pas exclure car appartenant au mode ludique. Quant au
Fond Monétaire International, il était bien connu que sa soumission
à la domination impérialiste des Etats-Unis justifiait sa récusation
par tout tiers-mondiste de bonne foi, et qu'ensuite il était fort probable
que l'incident du couteau ne lui fût jamais rapporté.
Bref, c'est ainsi que l'objet du litige était peu après devenu
le couteau à beurre de la maison. Sa destination grégaire n'allait
cependant pas suffire à faire disparaître son origine aristocratique,
et l'histoire à venir confirmera la destinée glorieuse et dramatique
à laquelle il était promis.
Retour au petit déj.
Paulette continuait à s'activer en versant
l'eau bouillante dans les tasses. Malgré certains reproches que l'on
pouvait bien sûr lui adresser, notamment par les jours de Mistral où
l'excitation ne manque pas d'agir sur les nerfs, force était de reconnaître
qu'elle était une compagne efficace surtout lorsqu'elle préparait
le petit déjeuner quotidien avec la compétence et la conscience
qui étaient les siennes. De plus, on pouvait féliciter son initiative
à avoir su transformer une tâche à priori ingrate en un
exercice aussi inattendu qu'érotique.
Ainsi, dans un premier temps, on ne manquait
pas d'être étonné de l'extrême distraction de la
serveuse. C'est qu'elle avait oublié au saut du lit de revêtir
la tenue basique de l'habillage. Elle avait seulement enfilé à
l'envers un simple tablier de cuisine ouvert à tous vents sur l'arrière,
seulement barré dans le dos de la ceinture de fermeture ce qui n'assurait
pas la protection minimum que l'on eut été en droit d'attendre
à ce niveau pour la protection de la décence ainsi que celle
du froid ambiant.
A propos de froid, Paulette semblait le combattre
par une activité débordante, s'affairant par exemple à
vider la machine à laver la vaisselle en se penchant, sans doute excessivement,
pour y chercher un bol propre, tout en bas et à l'arrière, faisant
semblant d'oublier que l'absence de tablier, au dos, put offrir un spectacle
pour le moins curieux, en fait resplendissant de plénitude autant qu'éclatant
de tropiques promesses. Des formes plantureuses parfaites. Une blancheur attirante.
On songeait immédiatement à la toile de Clovis Trouille "Funérailles".
Paulette y avait-elle servi de modèle ? Non, ce n'était pas
possible. La toile était de 1940. Disons alors pour parodier La Fontaine
"Si ce n'était elle, c'était donc sa mère".
De toute façon, un hommage à "Calcutta".
La recherche du bol se prolongeait; il était cherché à
gauche et puis à droite ce qui entraînait un déplacement
latéral du corps et de sa partie postérieurement exposée.
Le spectacle de statique en devenait animé. La pureté des formes
était parfaite, la rondeur des courbes ne pouvait être plus harmonieuse.
Une ouverture ombragée, au milieu, apportait son mystère. "Sésame,
ouvre toi". Ali Baba, montre nous tes trésors. Fraîche rivière,
désaltère nous. On ne pouvait quitter des yeux cette bucolique
merveille de la nature. Cette fois ci, on pensait au dessin de Félicien
Rops "L'écuyère vue de dos". On se prêtait à
croire que la divine vision ne s'évanouirait jamais, ou, mieux, qu'elle
s'approfondirait encore, pour autant qu'il le fut possible tellement elle
était déjà si intimement ouverte et dévoilée.
Alors, comment résister à tant d'attirance ?
Une hésitation tout de même à propos d'un choix : Fallait-il
privilégier l'orifice du haut ou celui du bas ? Au choix, selon l'humeur
? Ou bien successivement, l'un après l'autre à moins que ce
ne fut l'autre après l'un ?
De toute façon la victime était parfaitement consentante.
Avec Frédéric Dard, on pouvait récurer la marmite ou
bien mazouter le pingouin. Faisander le dindon ou défoncer le joufflu.
Dégivrer le congélo ou faire un swing au deuxième trou.
Maintenant, Il fallait passer à l'action.
Paul annonçait :
"Laisse la porte ouverte, y a de la visite qui s'annonce. Et n'oublie
pas les boules Kiès, je vais allumer le marteau piqueur"
S'agenouillant à l'arrière, se saisissant des hanches adverses
tout en soulevant l'attirant réceptacle, Paul, dans un rut grandiose,
pénétrait la cible. Un cri effarouché de la proie retentissait.
On se trouvait transporté dans la première partie du film "La
guerre du feu" de G.Annaud. Pas de paroles, de l'action. Néanderthal
en plein travail. Non, plutôt son compère homo sapiens Cro Magnon.
Paulette gisait et râlait, à la fois affolée, affalée
et suspendue. La cuisine aseptisée et ripolinée d'un quartier
résidentiel se transformait en un antre au plus profond d'un temps
préhistorique. Des grognements sauvages. Des urus en cavale ! Lascaut
sans les dessins ! Cosquer au dessus des eaux ! Bref le Chéri Bibi en pleine action.
Paul, des 2 mains, s'agrippait maintenant aux deux seins de sa compagne. Des
espèces de poignées très commodes. On sait déjà
qu'elle avait la poitrine généreuse. Pourquoi, une poitrine
généreuse ? Bof, une poitrine féminine se doit d'être
généreuse. Flaubert l'a peut-être confirmé dans
son dictionnaire. Faudra lire.
Paul en avait donc plein les mains. Les paumes enserraient les globes. L'index
et le majeur autour de chaque téton pour bien caler la prise. Les deux
groseilles des bouts durcissaient comme de la pierre et augmentaient leur
volume. On était tenté d'en croquer. C'était terriblement
excitant. Trop.
Attention ! L'avalanche se préparait. Et la voilà qui dévalait.
Un dernier hurlement primal annonçait le retour à la civilisation.
"Aie, Maman ! "
Du coup, la journée qui peut-être
se fût présentée sous un aspect maussade parce que la
nuit n'avait pas eu la quiétude voulue, parce que le lever avait été
difficile et laborieux, ou même pour les deux raisons à la fois,
s'annonçait plus agréable. Paul oubliant la déficience
en informatique de sa compagne se félicitait de sa technique dans le
maniement du lave vaisselle et de son goût pour l'utilisation du système
bivalve.
Dans l'amphithéâtre silencieux,
le cours continuait de dérouler son long ruban.
"L'étape est le second élément du réseau Pert.
Elle correspond au début d'une nouvelle tâche ainsi qu'à
la fin d'une ancienne, sauf à l'origine où il n'en existe pas
d'antérieure ainsi qu'à la fin où il n'y en a pas de
postérieure. Chaque étape est identifiée par un numéro
tiré de la suite naturelle des nombres, sans que le choix du chiffre
dût obéir à une règle impérieuse bref sans
que sa valeur fut signifiante."
L'ASPIRO-TACH
Oui,
Paulette était somme toute d'une compagnie utile.
Même si l'on excluait le futile avantage de sa plastique rebondie dont
on avait fait allusion plus avant et qui ne manquait pas d'être un stimulus
objectif pour la libido, même si on passait sous silence l'art consommé
et personnel de vider l'appareil ménager dont on vient de faire état,
il était juste d'apprécier ses parfaites qualités de
maîtresse de maison.
Comme Saint-Georges prince de Cappadoce terrassant
le dragon la lance à la main, Paulette partait chaque matin guerroyer
contre les cafards, les blattes voire les cloportes, le Baygon au bout du
bras. Elle était la princesse de la wassingue, la reine de l'aspirateur,
surtout depuis l'arrivée de l'Aspiro-Tach qu'elle s'était procuré
auprès de la Camif.
Son bonheur était désormais total et rayonnait sur toute la
maison. On se serait cru à Tchernobyl.
L'aspiro-Tach était une fabuleuse machine pour nettoyer la moquette.
Un joyau de la technique moderne. Il fonctionnait comme une pompe aspirante
après qu'on l'eût branché sur l'aspirateur ordinaire.
Il suffisait de mettre en place le suceur sur le tube du premier appareil,
puis de le raccorder au flexible de travail par l'embout universel. Facultativement,
il était possible de verser le contenu d'un demi verre d'antimousse
dans la cuve afin d'empêcher la fermeture trop rapide et prématurée
de la soupape de protection en cas de mousse excessive du shampooing. Après
avoir vaporisé le dit shampooing sur l'endroit de la moquette à
nettoyer, l'aspiro-tach pouvait extraire l'eau par un mouvement de va et vient,
et la tâche de rinçage pouvait se faire de la même manière.
Un parfait résultat de propreté était garanti. Le vacarme
des moteurs garantissait l'efficacité du traitement. Aucun risque d'explosion
n'était à craindre. Il n'y avait qu'avantage à utiliser
l'Aspiro-Tach. Aucune tâche ne pouvait lui résister.
A propos de tâche, cela nous ramenait
dans l'amphithéâtre. " La tâche du PERT, elle, doit être
effectuée en un certain temps dont l'évaluation est une prévision
pouvant être établie à l'aide de formules algébriques,
plus ou moins savantes selon le degré de patience du spécialiste
en ordonnancement. La tâche est alors symbolisée par un vecteur
fléché identifié par une lettre et par un temps prévisionnel.
L'étape est représentée par un petit cercle contenant
son numéro. L'assemblage des tâches et des étapes dans
un parcours vectoriel s'appelle un réseau et se présente ainsi
:
" N'est-ce pas un beau
dessin ? Oh, que si."
LE GOULASCH A LA HONGROISE
A
vrai dire, les qualités de Paulette ne se limitaient pas à la
tenue de la maison ainsi qu'à son expertise dans le devoir conjugal.
Ses compétences culinaires étaient également remarquables.
Sa grande spécialité était le Goulasch à la hongroise
bien que ce fut étonnant de la part d'une native de l'Aunis voire de
la Saintonge.
Quoiqu'il en était, c'était un plaisir jamais épuisé
de la voir éplucher les oignons. Sa dextérité à
‚émincer les tranches était sans pareille. Les larmes qui coulaient
de ses yeux sous l'effet de la liliacée ne manquaient pas de tragédie
ni de mettre en valeur le bleu atlantique de son regard. Ensuite, Paulette
savait plus que quiconque faire blondir les oignons, à l'huile, dans
une cocotte, jusqu'à en obtenir une teinte claire pour y mélanger
les morceaux de boeuf. Elle prenait soin de recouvrir le récipient
d'un couvercle pour que la viande rendît tout son jus. Au bout d'un
quart d'heure, elle y ajoutait un lot de tomates fraîches épluchées
et hachées. Il restait encore à assaisonner avec du sel, du
poivre, du bouquet garni ainsi que du paprika, puis à laisser cuire
doucement pendant deux heures, casserole couverte. Le plat était servi
avec des pommes de terre à l'eau.
C'était alors le moment et la tradition pour les invités, s'il
y en avait, de complimenter Paulette pour la qualité de son goulasch
qui était très connu dans le quartier.
"La méthode PERT, elle, possède
moins de notoriété dans le voisinage, mais n'en avance pas moins
dans sa quête du chemin critique. Il est même nécessaire,
maintenant, de rechercher le temps estimé d'étape, lequel résulte
de l'addition du temps précédent cumulé avec le temps
de la tâche considérée. Mais, grand dieu, attention au
cas où plusieurs tâches aboutiraient à la même étape
car sous peine de télescopages intempestifs et de blocage définitif
du mécanisme, il est impératif d'effectuer autant de calculs
qu'il y a de tâches afin de ne retenir comme temps estimé que
le nombre le plus grand. On ne peut être plus clair ! Cette diabolique
méthode doit être appliquée sans vergogne, sans miséricorde
et si possible sans énervement aucun, à la totalité des
étapes."
OU LE GOULASCH EST MAL DIGERE
Pour
en revenir à Paulette, il fallait bien dire, pour être juste,
que son goulasch, ça commençait à bien faire. Paul calculait
que depuis neuf ans de vie commune, à raison d'un goulasch par semaine,
ça faisait un tas impressionnant de tomates, d'oignons, de boeufs,
de paprika.
Déposé tout à coup devant la porte de la maison par le
double effet d'un coup de baguette magique et d'une pelle mécanique,
cette montagne alimentaire n'aurait pas manqué d'en obstruer l'entrée,
voire de l'engloutir dans une débauche de débordements de glucides,
de lipides et de protides.
Pour être exact et dans un ultime effort de précision, on pouvait
calculer qu'un goulasch multiplié par 48 semaines (il faut enlever
les quatre semaines de vacances), multiplié par neuf ans de vie commune,
cela représentait 432 goulaschs au total.
Même dans le cas de la plus extrême sympathie à l'encontre
du peuple hongrois lequel n'a en rien démérité dans la
circonstance et ne porte aucune responsabilité dans la chose, n'y avait-il
pas lieu de s'interroger sur la nécessité d'une telle fidélité
pour le pays en question ? Sans doute que si.
Alors, Paul se surprenait à rêver d'un bon gaspacho parfaitement
acidulé, d'un nasi goreng totalement rissolé, d'un poulet tandoori
macéré dans son yaourt, voire d'un biftèque frites.
Mais à l'évidence, Paulette était la cuisinière
unidimensionnelle spécialisée dans un seul plat.
Du coup, Paul se sentait capable de devenir un dangereux révolutionnaire,
un espèce de Guévara culinaire anti-goulasch, prenant dans la
rue les armes de la révolte et brandissant une casserole, - comment
une casserole ? -, nous voulons dire une banderole sur laquelle on pouvait
lire, mais de loin, à la jumelle : "Le goulasch ne passera pas; le
goulasch au goulag. "
A cette vision quelque peu apocalyptique, Paul
fut pris d'un léger tremblement de panique. Il s'aperçut qu'il
était en cours et non pas proche d'une barricade, et craignit que l'incident
ne se fut remarqué dans l'amphithéâtre. Il n'en était
rien.
Les étudiants, dont la fonction est d'étudier,
et non de s'intéresser au paprika ou aux spécialités
magyares, continuaient de transcrire leurs notes sur leurs pages A4 sans imaginer
un seul instant l'intensité du drame intérieur qui se déroulait
ainsi près d'eux. Il est vrai qu'ils ne pouvaient pas tout savoir,
d'autant qu'ils n'en étaient encore qu'au début de leurs universités.
Ils n'avaient pas connaissance, non plus, de la signification du groupe alphanumérique
A4 dont à cet endroit du récit, il est nécessaire d'en
divulguer le secret au lecteur, avec la bénédiction de l'AFNOR
et de l'ISO, de façon à ne plus y revenir, et dans un souci
de plus grande précision.
Il provient du partage par le milieu de son plus grand côté,
d'une feuille d'un mètre carré de surface et d'un rapport entre
la longueur et la largeur égal à la racine carrée de
deux, l'opération de partage étant répétée
trois autres fois selon le principe précédent.
C'était simple. Il suffisait d'y penser.
Des esprits de génie y avaient pensé.
LA SPLENDEUR DU CHEMIN CRITIQUE
"Il
est de la plus grande urgence maintenant de calculer le temps limite.
Pour cela, en partant de l'étape fin, il suffit de retrancher le temps
de la dernière tâche au temps estimé total. Cette soustraction
donne le temps limite de l'avant dernière étape, et ainsi, en
revenant en arrière, et en procédant de la même manière,
le temps limite de chaque étape va pouvoir être déterminé
et être indiqué, si possible de couleur différente, à
côté du temps estimé.
Mais, encore ici, une extrême attention doit être portée
au cas où plusieurs tâches partiraient d'une même étape,
car, dans cette hypothèse mais seulement dans celle là, il faudrait
faire autant de calculs qu'il y a de chemins et ne retenir pour finir que
le nombre le plus petit."
Les étudiants, avec la plus parfaite
obéissance, le souffle court de peur d'y perdre des forces, continuaient
d'explorer sans sourciller le labyrinthe des tâches et des étapes.
Paul consolidait son triomphe à chaque mot. Il était définitivement
le seul capitaine à bord. Il était désormais acquis que
lui seul détenait le fil d'Ariane permettant de sortir d'une situation
aussi définitivement embrouillée. Lui seul, peut être
aussi le petit Poucet, pouvait retrouver le fameux chemin critique de la délivrance.
"La méthode PERT approche de son achèvement, mieux encore de
son apothéose. Il reste à signaler, par exemple à l'aide
d'un crayonnage rouge, les étapes de battement zéro, le dit
battement calculé à chacune des étapes résultant
de la différence entre le temps limite et le temps estimé. Ensuite,
le chemin critique apparaît, représenté par exemple par
un crayonnage bleu, comme l'itinéraire qui partant du début
rejoint la fin en passant par chacune des étapes rouges de battement
zéro."
La démonstration se termine. Le fameux chemin critique resplendit.
Un peu comme l'évocation de Clovis Trouille tout à l'heure.
Un GR exceptionnel. Peut-être pour Saint Jacques de Compostelle. Mais
non, c'est plutôt une autoroute. A deux fois trois voies. Il fait apparaître
le cheminement le plus long, mais aussi le plus important avec ses contraintes
temporelles les plus exigeantes. A ses côtés, d'autres chemins
non critiques ceux là, comme des routes vicinales, permettent l'école
buissonnière d'antan, le vagabondage de jadis, bref un bon temps de
vivre peut-être révolu.
Un graphique terminal, sur un support réglé où chaque
colonne correspond à une unité de temps, illustre le réseau.
Ce dessin est peut-être encore plus beau
que le précédent.
LA MUSIQUE N'ADOUCIT PAS TOUJOURS LES MOEURS
A
la maison, le triomphe était beaucoup plus difficile et aléatoire.
La bataille du goulasch ayant été perdue, celle de l'aspiro-tach
paraissait mal engagée.
C'est que Paulette choisissait d'utiliser l'appareil,
comme par hasard, dans un moment toujours parfaitement détestable.
Par exemple, ce midi, à l'instant où Paul avait installé
la Symphonie des Psaumes pour Choeur et Orchestre d'Igor Strawinski sur l'électrophone
de la chaîne hifi.
Paul n'avait pas manqué d'implorer le silence. Il accusait l'appareil
ménager de n'avoir aucun respect pour les grandes oeuvres musicales.
Au même instant, dans le premier mouvement, les choeurs surenchérissaient
en chantant: " Escanti orationem mean, Domine et deprecationem mean. Ecoute
ma prière, Eternel, et prête l'oreille à mes cris. "
Paulette d'un tempérament primaire-actif-émotif continuait son
labeur avec obstination.
Paul avait tempêté et exigé le silence. " Auribus percipe
lacrimas meas. Ne soit pas insensible à mes larmes. " disait la symphonie.
Alors le chaos s'était inexplicablement intensifié : l'aspiro-tach
en pleine puissance augmentait le bruit de son moteur. Paulette prétendait
être dans l'incapacité d'arrêter un travail en son plein
milieu et d'autre part ne pas vouloir mécontenter l'appareil par une
interruption intempestive.
Paul essayait de crier plus fort pour faire entendre son argument.
La symphonie dans son dernier mouvement l'emportait sur tout le monde : "
Alleluya, laudate Dominum. Louez Dieu. Laudate eum in sono tubae. Louez-le
au son de la trompette. Laudate eum in cymbalis benesonantibus. Louez-le avec
les cymbales retentissantes. "
Bref, la cacophonie était totale. Le claquement retentissant des cymbales
se mélangeait aux cris, le son des tubas au vrombissement du moteur.
La scène était devenue tellement confuse qu'elle se perdait
dans le brouillard ouaté de la mémoire.
Paul n'arrivait plus
à savoir ce qui s'était passé par la suite. Une série
d'images effrayantes et contradictoires s'entrecroisaient dans un désordre
et une panique indescriptibles.
Il revoyait sa main - mais était-ce la sienne ? -, comme déconnectée
du cerveau, se mouvoir d'une façon semble-t-il autonome jusqu'à
saisir le couteau à beurre du Taj Mahal qui traînait malencontreusement
sur l'assiette voisine.
Il y avait-il eu un geste ? Un choc ? Paulette se trouvait-elle sur la trajectoire
? Tout cela demeurait confus dans une ambiance de cris, de cymbalum, de moteur
et de bousculades
Paul se rappelait encore que son coeur battait
de façon excessive, au point d'accaparer toute son attention et de
l'obliger à rompre tout contact avec la scène ambiante, quels
qu'en fussent l'intérêt et l'impérieuse urgence. La prudence
exigeait qu'on mette au repos l'organe récalcitrant sous peine d'accident
possible. Ce n'était médicalement pas le moment de se distraire
en prêtant attention aux péripéties avoisinantes.
Il était donc sorti précipitamment de la maison pour faire une
marche régénératrice en direction de l'I.U.T., tout en
pensant à j.p. Belmondo déclamant dans "Le Guignolo": "J'ai
vécu un égal moment d'égarement lorsque j'ai perdu mon
éléphant blanc."
Et puis, mécaniquement, machinalement, comme l'heure avançait,
il avait rejoint l'Université.
Paul tremblait en revivant la scène. Quelle angoisse !
Le cours sur la méthode Pert n'en n'était
pas moins terminé, en tout cas pour ce qui concernait le Pert-temps.
Pour son cousin le Pert-coût, il faudrait revenir un autre jour et expliquer
l'incidence économique du chemin critique sur la gestion rationnelle
des hommes et des machines.
Quant aux tâches fictives dont on n'avait pas encore parlé jusque
là par souci de simplification, il était préférable
de les passer sous silence. Après tout, les auditeurs n'étaient
pas sensés connaître leur existence et il n'était pas
prouvé non plus qu'ils l'eussent voulu.
Les étudiants se bousculaient gaiement à la sortie pour rejoindre
qui le restau U, qui le Campus Café.
Paul rangea ses feuilles A4 dans sa serviette.
Mais comme celle-ci était assez petite, il pensa qu'il aurait du utiliser
du A5 plus maniable et moins encombrant puisqu'égal à la moitié
de l'autre. Il serait simple d'expliquer aux curieux qui le désireraient
que le format A5 représentait la moitié du A4 par la division
de ce dernier suivant une ligne rejoignant les milieux de chacune des deux
longueurs.
Il sortit de l'Université et partit à
pied rejoindre son domicile. Il pensait ainsi afficher une certain supériorité
désinvolte en pratiquant les arrivées et les sorties en mode
piéton, laissant aux étudiants l'étalage et l'usage de
la motorisation. C'était aussi l'indication d'une habitation voisine
et donc auréolée du prestige de la grande valeur immobilière
résidentielle de ce quartier universitaire.
En chemin, il repensait au drame familial du
matin. Différentes hypothèses pouvaient être échafaudées;
plus précisément trois principales mais chacune d'une difficulté
décourageante, au point qu'il était difficile de formuler un
souhait pour l'une plutôt que pour l'autre.
LA PREMIERE HYPOTHESE
C'était
la pire. C'était celle où Paulette eut reçu un coup fatal.
Paul imaginait son épouse inerte sur le sol, figée subitement
dans une attitude de la brasse coulée, au milieu d'une mare de sang.
A côté d'elle, le couteau accusateur du Taj Mahal, affichant
une immoralité totale, ne se souciant aucunement de donner dans la
provocation, mélangeait l'éclair de son argent au rouge hémoglobien.
Ces images étaient totalement consternantes pour un tas de raisons.
Par exemple à cause de l'adhésion sans faille de Paul à
la cause du pacifisme. C'est que son militantisme à la section universitaire
d'Amnesty International était très connu à Toulon, en
Bosnie et au Chili. On pourrait craindre qu'il fût remis en cause et
qu'il risquât même de sombrer dans un gouffre d'incrédibilité,
de médisance voire de ricanement.
Dans un autre registre, le manque d'esthétisme et l'absence de rigueur
de la scène étaient très navrants. Il était regrettable
que Paulette ne fût pas à s'activer auprès du fourneau
ou de l'aspiro-tach dans l'accomplissement de son rôle ménager
à l'heure où il eût fallu qu'elle le fît, au lieu
d'être paresseusement et obscènement immobile dans le séjour
à faire semblant de nager sur le tapis.
Et puis, le liquide rouge en voie d'assèchement sur la moquette provoquait
une pollution inadmissible susceptible d'éveiller le courroux de Saint
Maclou en personne.
Enfin , le couteau qui traînait par terre affichait un négligé
certain incompatible avec l'ordre d'une maison bourgeoise, sans compter que
le métal risquait de s'oxyder et que le fil de la lame pouvait être
amené à perdre de son tranchant, toutes choses également
et parfaitement intolérables.
En dernier point, sans qu'il fût subsidiaire, il n'était pas
exclu que des inconvénients policiers et juridiques ne se manifestassent.
LA SECONDE HYPOTHESE
En
seconde hypothèse, on pouvait supputer que Paulette avait pu heureusement
n'être que légèrement blessée, voire même
seulement bousculée dans une dispute familiale bien sûr répréhensible
mais somme toute relativement bénigne.
Si les conséquences juridiques paraissaient moindres sinon nulles dans
ce cas, les retombées psychologiques n'allaient pas manquer de prendre
des proportions importantes à cause du grand amour de Paulette pour
la lecture. Cela peut paraître étrange de prime abord mais s'explique
quand on aura dévoilé les volumes récemment découverts
épars sur la table de chevet de notre héroïne. Il y avait
le traité "De la guerre"d'un dénommé Clausewitz et les
treize articles de "L'art de la guerre" d'un dénommé Sun Li.
Bref, dans le cas présent, ces deux volumes ne paraissaient pas favorables
du tout à notre cause. C'était un comble de malchance alors
que, par exemple, nous nous souvenions que l'été dernier notre
compagne était absorbée par la lecture d'"Autant en emporte
le vent" ce qui probablement aurait établi un environnement beaucoup
plus détendu.
Paulette ne manquerait donc pas d'exploiter quasi-militairement la situation.
Il allait falloir batailler ferme pour excuser l'inexcusable, expliquer l'inexplicable,
promettre la lune y compris sa face cachée et tout ce qu'on voudra
avec. L'égarement d'une minute coûterait très cher et
risquait d'anéantir le prix d'années d'efforts, de travail et
d'abnégation de toutes sortes.
L'avenir s'annonçait très sombre. Il était raisonnable
d'en frémir à l'avance.
LA TROISIEME HYPOTHESE
La
seconde hypothèse n'étant guère plus brillante que la
première, tous les espoirs reposaient donc sur la troisième.
Quelle pouvait-elle être ?
Par exemple que la dispute, et surtout son dénouement, se fussent passés
dans la seule imagination de l'intéressé. L'idée peut
paraître audacieuse au premier abord mais elle mérite cependant
l'examen. Evidemment, il était difficile à priori de penser
qu'il y eût pu n'avoir aucun incident et que par une aberration de l'esprit,
une simple idée, toute seule, avait pu se transformer en apparence
de la réalité. Mais après tout et à la réflexion,
il n'était pas rare de rencontrer des situations aussi équivoques
et d'un genre aussi troublant.
Des personnes parfaitement sensées, tels un voisin de palier au passé
irréprochable ou bien une personnalité très savante de
la télévision et des médias, prétendaient par
exemple avoir entretenu des rapports amicaux avec des bonhommes de couleur
verte, souvent chauve du crâne, le plus souvent de petite taille, prétendument
descendus du ciel. N'y avait-il pas lieu de s'étonner ? Il y avait.
D'autres, d'apparence aussi sages, racontaient avoir accompagné Godefroy
de Bouillon en Palestine, du temps des croisades, au cours d'une vie antérieure.
D'autres encore assuraient pouvoir faire fonctionner des montres cassées
ou tordre des cuillères, au choix, par simple concentration de la pensée
sur l'objet.
Les exemples de cette sorte étaient tellement abondants qu'il serait
fastidieux de vouloir en dresser la liste. Et pourtant, toute une cohorte
de théosophes, de parapsychologues, d'irisologues, de radiesthésistes,
de chiropracticiens, de médiums et adeptes de la méditation
transcendantale, de macrobioticiens, de pratiquants de la biocybernétique
buccale se pressait pour témoigner de la philosophie holistique ainsi
qu'à venir douter que Paulette eût pu être violentée.
Alors, il était possible d'imaginer qu'à partir d'une dispute,
de l'émoi qui s'en était produit, des palpitations cardiaques
qui avaient pu parasiter les circuits cérébraux, de l'incidence
aussi de la catharsis sur la maîtrise des pensées et des sentiments,
il était possible, donc, que l'acte insensé et fatal dont il
était question plus avant n'eût finalement pas eu lieu sinon
dans l'irréalité de l'imagination.
Cette idée était avantageuse à tous égards. Il
était tentant de vouloir l'adopter. C'était la plus souhaitable.
Il ne resterait qu'à expliquer à Paulette que l'algarade du
matin était somme toute anodine, qu'un mauvais sommeil ou bien le passage
d'un astre malveillant dans le ciel zodiacal en était peut-être
la cause, que la parole avait certainement dépassé la pensée
à moins qu'elle ne l'eût complètement trahie, et, qu'à
tout bien réfléchir, ainsi qu'à tête reposée,
il pouvait affirmer, lui, Paul, qu'il n'avait aucun reproche à faire
à l'aspiro-tach, lequel était certainement un auxiliaire très
utile et même nécessaire dans la croisade contre la saleté,
et qu'aucune critique non plus, n'était à adresser au Goulasch
à la hongroise, lequel constituait un élément à
part entière du patrimoine culinaire européen. A ce sujet, il
tenait même à rappeler que son absence de racisme était
parfaitement connu notamment chez Amnesty International, et aussi ailleurs,
et qu'il était totalement inopportun d'en soupçonner le contraire,
par exemple dans le dénigrement de sa part d'un plat national étranger,
et que, même, dans cette hypothèse d'école, la mode et
l'air du temps l'auraient d'ailleurs davantage incité à dénoncer
la nocivité du couscous.
Trêve de raisonnement, le retour à la maison se terminait.
On arrivait près de la porte.
Paul ouvrit l'huitre. Qu'est-ce que nous venons de dire ?
Excusez nous. On s'est trompé. On voulais dire ouvrait l'huis.
LA PERTE DU CHIEN
Après
avoir franchi l'entrée, il se trouva dans le séjour. La pièce
était vide. Il poussa un timide appel qui demeura sans réponse.
Il parcourut toutes les pièces.
Son émotion était grande. Son esprit devenait confus et dyslexique.
Avec soulagement, il lui sembla trouver Bébé endormi dans la niche. Par
contre, Lechien jaune, sans patte, à corps de crocodile, n'était
pas dans le berceau. Ca ou le contraire, on ne sait plus.
Quant à Paulette, elle était manifestement absente ce qui était
tout de même déplorable à cause de la surveillance de
l'enfant.
Paul pensa qu'elle était peut-être sortie un court instant pour
permettre au chien d'assouvir un besoin naturel, ou alors pour aller acheter
une banette chez le boulanger du coin.
Mais il découvrit bientôt une lettre sur la table de chevet de
la chambre qui l'informa du contraire. L'enveloppe portait la suscription
" PAUL ROPOR ". Il pouvait donc l'ouvrir. Il déchiffra rapidement le
petit mot qui lui était adressé. Il était très
court.
" Adieu.
Tu n'es vraiment plus le même.
Je pars chez ta belle mère avec Lechien.
Paulette "
Paul était pour le moins déconcerté.
Voilà qu'aucune des trois hypothèses qu'il avait imaginées
ne se produisait.
La chose était plutôt dérangeante parce qu'on était
pris au dépourvu et puis parce que c'était à se décourager
de formuler des hypothèses et de faire fonctionner son cerveau au risque
de favoriser la paresse naturelle de l'esprit lequel ne demande après
tout qu'à se reposer.
Il était choquant également de constater que Paulette avait
préféré partir avec le chien plutôt qu'avec Bébé.
Il est vrai, qu'à la réflexion, son amour maternel n'avait jamais
été très développé à l'inverse de
son intérêt pour la gent canine. Elle affichait d'ailleurs son
total désaccord avec ce littérateur orientaliste du début
du siècle que l'on avait surpris à déclarer sous une
forme inversée dans "Aziyad‚": "Les chiens, c'est comme les amis; comme
on est appelé à les perdre, il vaut mieux ne pas en avoir".
Paulette, elle, voulait en avoir beaucoup et tout le temps. Son séjour
à Khajuraho l'avait conforté dans l'idée que le chien
était un ami fidèle de l'homme et davantage encore de la femme.
Quant à Yudishthira, il avait toute sa reconnaissance.
A la maison, l'animal qui avait été choisi comblait donc largement
son vide affectif. Il avait reçu pour nom "Lechien", en un seul mot,
ce qui pouvait paraître bizarre. En effet, certains prétendaient
que quand on l'appelait, il apparaissait aux oreilles de chacun ne pas être
en possession d'un nom de baptême, ce qui était fâcheux
pour un chien judo-chrétien.
Paulette argumentait le contraire en expliquant que le nom était justement
"Lechien" et que l'emploi d'une majuscule à la première lettre
ainsi que l'utilisation de guillemets dans son encadrement en apportait la
preuve indubitable. Indubitabilité douteuse répliquaient les
premiers en ajoutant sinon avec malveillance du moins avec persévérance
que le nom du canin était plus souvent prononcé qu'écrit,
que de toute façon le chien ne savait pas lire, et que dans ces conditions
la majusculisation ainsi que la guillemétisation perdaient toute leur
signification.
Face à un tel acharnement proche de la persécution, la meilleure
réponse restait le mépris et le silence. Quoiqu'il en fût,
Paulette s'entendait très bien avec "Lechien" ce qui ne causait du
tort à personne, et toutes ces considérations pouvaient donc
expliquer que Paulette fût partie avec Lechien plutôt qu'avec
Bébé.
EST-CE QUE TU M'AIMES ? A QUOI TU PENSES ?
Mais
l'essentiel du drame qui se jouait ce jour là était ailleurs,
plutôt dans le contenu de la première partie de la courte lettre
: "Tu n'es plus le même".
A bien réfléchir, il n'y avait pas de surprise à une
telle affirmation. Paulette n'avait jamais eu une exacte appréciation
de la personnalité‚ de son compagnon. Paul réalisait que par
négligence autant que par distraction, il avait toujours entretenu
une grande complaisance à laisser croire qu'il était peut-être
différent de ce que l'on croyait.
Il se souvenait par exemple, avec une réelle amertume, de ces instants
désagréables, choisis le plus souvent dans les moments de grande
intimité, où sa partenaire le pressait de répondre de
façon urgente aux deux questions existentielles suivantes aussi simples
qu'embarrassantes :
La première était: "Est-ce que
tu m'aimes ?"
Paul ne le savait même pas.
Alors que dire ?
Il n'avait pas le sens de la répartie qui l'eut conduit à répondre
: "Et toi ?"
Il percevait qu'en face, on attendait de déchirantes professions de
foi, d'enthousiastes déclarations, d'éternels serments d'amour,
alors que par une malchance extraordinaire, cette période post-coïtale
le laissait totalement inerte, entièrement anéanti et même
dans un espèce d'état comateux ante-mortem.
La seconde question exprimée dans des moments
analogues disait invariablement : "A quoi tu penses ?".
Alors là, c'était pire encore : L'angoisse totale, le blocage
intégral. Il était à peu près certain, qu'à
ce moment là, Paul ne pensait à rien. Le vide absolu.
Au meilleur des cas, peut-être arrivait-il à penser à
quelque chose, mais justement pas à ce qu'il eût fallu. Il avait
conscience qu'il aurait du répondre quelque chose comme: "Je pense
à toi, bien sûr, ma chérie.", et même: "Je pense
au merveilleux moment que nous vivons ensemble. Il n'y a que toi pour me donner
un bonheur pareil.", et pourquoi pas : "M'aimes tu ? Toi non plus.".
Mais voilà. A croire qu'un mauvais sort s'acharnait définitivement
sur lui puisque qu'il ne pensait justement à rien du tout. Et s'il
pensait à quelque chose, c'était bien sûr inavouable sur
l'instant pour cause de matérialité terriblement affligeante
: le dernier bug ayant parasité son Outlook Express, l'avalanche de
spams qui nous menaçait, le virus Bear qui rodait aux alentours prêt
à mordre.
Bref, quoiqu'il en fût, la pensée paraissait souvent fautive,
la culpabilité toujours certaine. C'était une malchance persistante,
un sort démoniaque, une malédiction divine. On ne pouvait y
échapper.
Paul essayait de se sortir de cette impasse par une panoplie de moyens hypocrites
telle que des baisers fatigués, des bredouillages d'affection, des
sourires idiots et des mines béates, le tout dans un climat de grande
souffrance morale. Mais il n'y avait rien à faire. Il n'arrivait pas
à devenir celui qu'on eut voulu qu'il fut.
Mais justement, aujourd'hui, un espoir de vérité n'apparaissait-il
pas ?
Voici que Paulette écrivant que Paul n'était plus le même
prenait conscience, même avec retard, d'une réalité déjà
ancienne.
Etait-ce un progrès ? Douteux.
Pourquoi ?
C'est que Paul développait sa propre réflexion qui ajoutait
de la complexité à l'affaire. On n'avait vraiment pas besoin
de ça.
En effet, comme on l'a déjà fait valoir, Paul s'étonnait
du mystère de sa propre identité et comme on le verra par la
suite, l'angoisse de ne pas être celui qu'il était le plongeait
dans un doute existentiel n'améliorant aucunement la clarté
de l'histoire.