MARDI
LA BENTLEY CONTINENTAL
Le
second événement devait intervenir exactement le lendemain MARDI.
Paul
conduisait sa Dyna Panhard Z modèle 1953 en Duralinox sur l'autoroute de l'Estérel.
C'était une voiture ancienne de collection. Il
était très fier de la posséder. La peinture avait été
refaite de sorte qu'aucune trace de choc ni aucun nuage de rouille n'apparaissaient
nulle part sur la belle robe étrillée de frais. Les pare-chocs,
plein chrome, sans rajout superflu et parasite de caoutchouc ou de plastique,
étincelaient au soleil. L'avant surbaissé, comme un museau, reniflait
la chaussée. Le CX était de 0,279. Le moteur ronflait bourgeoisement, comme un moulin à
vent un jour de Mistral. C'était la seule automobile jamais fabriquée
qui ronronnât de la sorte, comme un gros chat d'acier et de plastique.
On pouvait la reconnaître sans la voir, seulement à l'entendre.
Alors tant mieux si l'esthétisme l'emportait sur la rapidité ainsi
que le pédigree sur la technique.
Ce jour là, dans sa voiture rétro,
Paul avait poussé l'extravagance à s'habiller de la fameuse livrée
reçue de la Camif. Ainsi avait-il trouvé un emploi à la
chose. Il pensait qu'il aurait même pu ajouter une casquette sur sa tête,
de la brillantine sur ses cheveux ainsi que des gants (couleur beurre frais)
à ses mains.
Il se serait alors davantage identifié aux personnages Hitchcockiens
aperçus maintes fois, dans les films des années cinquante. N'était-il
pas Cary Grant partant rejoindre Grace Kelly dans "La main au collet"
sur la route de Nice ? Ou quelqu'autre héros mystérieux ?
Oui, il l'était. Enfin presque. Mais il ne le
savait pas encore.
Il avançait donc à moyenne vitesse
lorsqu'une apparition curieuse attira son attention. C'était une voiture
qui roulait au devant, une Bentley Continental, année 1951. Il la reconnaissait
parfaitement. Il l'avait souvent vue dans les magazines et les catalogues. Elle
était bicolore avec un toit et des montants de couleur gris métallisé.
Le reste de la carrosserie luisait d'un beau noir, comme une anthracite, à
moins que ce ne fût comme une obsidienne. Les ailes fuyaient vers l'arrière,
en forme d'amende tronquée. Le sceau de la marque, un B entouré
de petites ailes, s'inscrivait en plein milieu de la porte du coffre. L'automobile
se déplaçait assez lentement, si bien que Paul fut bientôt
en situation de la doubler. Il en admirait longuement les détails. Son
regard se porta incidemment sur la plaque d'immatriculation, laquelle au lieu
d'être incorporée à la carrosserie était portée
par un petit cadre rectangulaire chromé vertical directement attaché
à la base du volumineux pare-chocs.
Le numéro affichait 31 PR 13. Presqu'un palindrome. C'était
bien sûr une voiture de notre région. Il n'y avait pas lieu de
s'en étonner, au contraire, à cet endroit. Par contre, la répétition
des chiffres était curieuse, sans que l'on pût dire par ailleurs
si leur signification annonçait un présage heureux ou défavorable.
La conjonction des deux lettres prolongeait l'étonnement en rappelant,
au choix, soit le sigle d'une formation politique, soit les propres initiales
du nom Paul Ropor. La vie révèle parfois des rencontres bizarres
que peuvent expliquer la règle des probabilités ainsi que la loi
des grands nombres.
Dix minutes avaient du passer depuis le doublement de la voiture, quand
l'avènement vraiment extraordinaire que l'on veut relater ici intervint.
Voici que devant, assez
loin sur la route, se profilait une automobile qui, apparemment, ressemblait
à la Blentley précédente. C'était beaucoup d'émotions
pour une seule journée et beaucoup de Bentley pour une seule route. Paul
appuya sur l'accélérateur pour hâter la vérification
du phénomène et, seconde après seconde, se confirma l'étrange
coïncidence qu'une voiture du même type, très ressemblante
à la première, roulait bien devant.
Bientôt, on fut sur ses talons, ou plus justement au voisinage de ses
jantes. L'étonnement fut encore plus grand de lire le nouveau numéro
d'immatriculation : 31 PR 13. Oui. C'était le précédent.
La voiture était donc celle de tout à l'heure car il apparaissait
exclu que deux véhicules, qui plus est de marque et de type identiques,
pussent avoir accaparé un même numéro d'identification,
contrairement aux usages, et en un état d'infraction caractérisé
du code de la route.
Paul se remémora le déroulement du temps et de l'espace de la
période antérieure.
Il était certain que la première voiture n'avait pu le doubler
car il était impossible qu'il ne s'en fût pas aperçu. D'autre
part, aucune sortie n'était intervenue qui eût expliqué
qu'ayant quité l'autoroute derrière lui, le véhicule eût
pu y être re-entré devant, quelques minutes plus tard. Enfin, l'hypothèse
que l'automobile se fût envolée comme une Marie Poppin et qu'elle
eût ressenti le subit caprice de vouloir jouer à saute mouton dans
la circulation, paraissait hautement improbable.
Alors le mystère restait entier.
C'était le second avènement inexplicable de la semaine.
Serait-ce le dernier ?
LE VICOMTE CAZE DE BERZIEUX
Revenu
à la maison, Paul se sentait mal à l'aise.
Il ne trouvait aucune explication à cette histoire de la Bentley.
Nous non plus d'ailleurs.
Cherchait-on à lui nuire ? Voulait-on le provoquer, le déstabiliser
?
Il était souhaitable d'oublier provisoirement l'affaire laquelle n'affectait
en rien le déroulement ordinaire de la vie, et qui, par conséquent,
ne méritait certainement pas qu'on y consacrât du temps, de la
réflexion et de l'humeur.
Paul choisit donc de se changer les idées.
Une bonne manière façon était de se replonger dans la lecture
de son Illustration de 1898.
Toujours assis dans son fauteuil Dubreuil, il choisit cette
fois-ci un article sur la politesse des tribunaux.
Il y était raconté qu'un tribunal
prononçait une condamnation de quinze ans de travaux forcés, à
l'occasion d'un gros cambriolage. Mais voilà que le voleur était
un authentique gentilhomme : le vicomte Caze de Berzieux.
Du coup, l'acte judiciaire s'appliquait à obéir aux règles
strictes de l'étiquette et des convenances dans la nomination du prévenu,
et dans la désignation des victimes : Monsieur pour le magistrat Bouchet-Cadard,
Sieur pour Monsieur Petit de Julleville qui n'était que professeur à
la faculté des lettres de Paris, Dame pour Madame Pérénes
qui avait pignon sur rue avenue de Villiers et Femme Dubourg pour cette habitante
du faubourg Saint Denis. Les travaux forcés pour le vicomte, oui, mais
sans enfreindre la politesse.
Paul s'endormit à la fin de la lecture.