LE LUNDI PRECEDANT
L'ILLUSTRATION DE 1898
On
était donc Lundi précédant.
Le temps était au calme
à cause de la stabilité de l'anticyclone des Açores, et
parce que l'indice Nikkei avait augmenté de façon raisonnable
au bulletin radio de France-Info.
La famille de Paul n'avait rien de spécial à signaler à
personne. La maison était calme.
Paulette était momentanément absente.
Bébé dormait dans le berceau à côté dans une pièce.
LeChien faisait de même dans sa niche.
Paul s'était donc installé dans un fauteuil Dubreuil, à
la ferronnerie fantasque et au confort douteux. Il feuilletait un volume broché
de l'Illustration, le tome 67 du second semestre de 1898, déniché
récemment au grenier.
Il entreprenait la lecture d'un article au hasard, celui de la page 67, sur
la Psychologie des Titres.
LA PSYCHOLOGIE DES TITRES DE LIVRES
L'auteur
y expliquait qu'un bon livre avec un bon titre pouvait réussir, qu'un
mauvais livre avec un bon titre réussissait quelquefois mais qu'un bon
livre avec un mauvais titre n'avait aucune chance de succès. Par une
pudeur digne du compliment, le journaliste n'osait citer ni accabler le mauvais
livre affublé d'un méchant titre, considérant sans doute
qu'il n'était pas besoin d'ajouter du malheur à une situation
déjà si catastrophique.
Plus loin, il s'intéressait au déroulement de
l'histoire à travers la variété des titres. Par exemple,
"Entrevue de Hyacynthe la Bégueule avec le roi" annonçait la révolution
tandis que "Aux armes Polonais" montrait l'engouement des Français pour
la Pologne.
Il constatait que les mots et surtout les noms
propres commençant par Z, notoirement peu répandus dans
la langue française, par une recherche intempestive de
l'exotisme, à moins que ce ne fut par un effet de compensation
et de justice, se retrouvaient en très grand nombre avec "Zizi
la fourmi", "Zo Har", "Zyte", "La princesse Zouroff", "Zanetta la
chanteuse", "Zalie dans le désert", et même, mais pourquoi
pas, "Zingara la calabraise". Par contre, Zidane était encore
inconnu et Zaza Gabor itou, laquelle après s'être
mariée 7 fois répondait à un journaliste qui lui
demandait:
"Zaza, combien avez-vous eu de maris ?"
"Vous voulez parler des miens ou des maris en général"
Pour l'examen des gradés militaires, on rencontrait
3 caporaux, 11 lieutenants, 7 colonels mais surtout une cohorte invraisemblable
de 78 capitaines partant vaillamment à la conquête de la littérature,
du "Capitaine Fracasse" au "Capitaine de la Belle Poule", dans l'insouciance
de la jeunesse et sans avoir crainte, heureusement pour eux, des mauvaises conséquences
de leur grand nombre sur l'avancement de leur carrière hiérarchique.
Le calembour n'était pas oublié avec "Etre ou
ne pas l'être". Vous devinez quoi !
Les plantes de toutes variétés constituaient
un herbier d'une grande richesse.
La couleur rouge manifestait une présence sanguinolente
et dominante du "Jésuite rouge" au "Lys rouge" sans oublier "Le capitaine
aux mains rouges".
Comme souvent, le hasard avait bien fait les choses. Cet article
faisait le bonheur de Paul car, justement, en ce moment, sa grande préoccupation
était d'écrire.
Ecrire quoi ? Là était le problème : Peut-être une
série d'articles apportant une contribution majeure à la science
comptable et financière.
Ou bien un roman sur les amours crapuleuses d'un professeur
quadragénaire père de famille avec une
élève infirmière lithuanienne au pair,
l'été, plage du Lido, au Mourillon.
Ou encore un essai sur les notions d'espace et de temps. On donnerait notre
opinion à ceux qui prétendaient que le temps était la multiciplité
d'une unité et l'espace l'unité d'une multiplicité.
Bref, apporter une goutte de pensée dans la mer
de la connaissance paraissait une saine consécration à la carrière
d'un modeste professeur de province.
Ensuite, à la fin de l'oeuvre, Paul connaîtrait aussi l'angoisse
et l'amusement du choix du titre.
Mais, on n'en était pas encore là, et de très loin.
Plutôt que la fin, c'était bien le début qui posait problème.
Paul osait penser à Proust. Celui-ci n'avait-il pas
écrit : "Il était temps de savoir ce que je comptais écrire.
Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet où
je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit s'arrêtait
de fonctionner; je ne voyais que le vide en face de mon attention."
De la part de Proust, il n'était pas interdit de douter de la sincérité
d'une telle affirmation et l'on pouvait même légitimement avancer
que cet auteur eût du être le dernier de tous ses pairs à
devoir présenter une telle idée. Et pourtant la chose avait bien
été écrite, peut-être dans un souci de folle coquetterie,
à moins que ce ne fut dans un but d'évidente provocation.
Paul, bien que n'ayant pas la notoriété du romancier, n'en partageait
pas moins son idée. Il poussait même l'outrecuidance à prétendre,
qu'en ce domaine, il se sentait supérieur à lui. Champion de la leucoselophobie.
Et oui. N'avait-il pas raté sa vocation ? Sans doute. Il aurait
pu être écrivaillon, gratte papier, journaliste, greffier, chroniqueur,
romancier et d'autres choses encore.
Et bien non. ll était devenu professeur.
C'était d'autant plus désolant que la fonction enseignante paraissait
agonisante et définitivement sinistrée.
Un ministre venait de proclamer que l'élève devait
définitivement être installé au centre du système.
Bref, que le professeur devait être rejeté à la périphérie.
Paul souffrait beaucoup de cette position limitrophe. Le mouvement centrifuge
qui s'ensuivait lui causait du vertige. Vite, un comprimé de diamox.
Il craignait de trébucher, et de tomber, ainsi, derrière la périphérie
voire le limitrophe. Et alors ? Où se retrouverait-il ? De l'autre côté
d'un miroir ? Assurément
dans un territoire inconnu. Un peu comme quand on passe de vie à trépas.
Une grande angoisse le saisissait.
L'enseignement secondaire portait bien son nom et le devenait chaque jour davantage.
L'enseignant qui y travaillait le moins (l'agrégé), était
celui qui était payé le plus. L'agrégé est quelqu'un
qui a "réuni des éléments distincts pour en faire
un ensemble homogène" d'après le dictionnaire Larousse.
A contrario, celui qui travaillait le plus (le certifié), était
moins bien rétribué. Bien fait pour lui. Il n'avait pas réussi
à "constituer un ensemble homogène". La nullité
totale.
Bref, n'importe quoi.
La paupérisation de la fonction devenait insupportable. Le métier
en devenait honteux.
Mais après tout, c'était bien fait pour le professeur. Ses grèves
stupides énervaient tout le monde. Des grèves pour quoi, au fait
? Attention ! Ne riez pas ! Pour "Davantage de moyens" comme on le
lisait sur les banderolles du SNES. Pas gentil pour les nains et les géants.
Alors, comme on dit, ça ne lui faisait pas une belle jambe au professeur.
Mais ce n'est pas grave. Car après tout, on travaille plus avec la tête
qu'avec la guibole dans le métier.
Comme toutes ces considérations étaient parfaitement déprimantes,
Paul s'était construit une théorie qui lui permettait de s'extraire
de ce mauvais plan perdant.
Tout d'abord, il se rappelait la parole de son ami Gérard : "Mais
comment as-tu pu devenir enseignant alors que tes études juridiques ne
t'y avaient pas spécialement préparé ? Ah oui, je vois.
La vocation des vacances !".
Paroles très justes. Paul acceptait pleinement avoir eu la vocation des
vacances.
Il n'y a d'ailleurs aucune honte à ça.
Il expliquait que chaque métier présente
des avantages et des inconvénients. Qu'on en choisit un non pas pour
ses inconvénients mais pour ses avantages. Que l'avantage de la profession
éducatrice était la longueur des vacances et du temps libre. Bref,
on choisit donc ce métier pour le moment où on ne le fait pas.
Et quand on l'exerce, on se dépêche de se sortir de cette mauvaise
passe pour retomber au plus vite dans l'avantage recherché de ne
plus le faire. Une situation assez paradoxale!!!!!
D'autre part, Paul avait également trouvé la solution à
la dévalorisation financière du métier. Il suffisait d'ajuster
le temps de travail au niveau de la rétribution accordée. Puisque
la rétribution était minimum, il suffisait de réduire en
proportion le temps de travail (corrections, préparations).
Du coup, Paul ne ressentait aucune frustration et se trouvait parfaitement heureux
dans son rôle.
Toutes ces considérations ayant été dites, le hasard,
la fatalité, la malchance, ou pire encore, les trois à la fois,
avaient donc voulu que Paul devienne enseignant. Et il n'était même
pas marié à une congénère comme c'en était
la mode dans le milieu et la quasi obligation financière pour échapper au Lumpen-prolétariat.
PAULETTE
Il
avait donc une compagne qui partageait sa vie et s'occupait des choses ménagères
du foyer. Elle se prénommait Paulette. Peut-être y avait-il eu
prédestination à une telle rencontre, à cause de la similitude
des prénoms : Paul et Paulette !
Dans le cercle des amis du couple, certains s'étaient gaussés
d'un pareille assemblance. Ils la trouvaient trop ostentatoire voire provocatrice.
D'autres y voyaient une union attendrissante voulue par le destin, comme un
Saint Graal retrouvé. D'autres enfin persiflaient, prétendant
que le choix n'indiquait qu'une volonté évidente de vouloir paraître
intéressant.
Un enfant était récemment né au sein du couple. Il s'appelait Bébé.
Dans l'organisation du couple, Paul avait préféré ne pas
se marier. Il prétendait qu'il était plus simple de ne pas officialiser
la relation, que la mode de l'époque n'y encourageait guère et
que l'avantage fiscal de la situation n'était pas à dédaigner
en ces temps de haut niveau des prélèvements obligatoires, surtout
depuis que Paulin avait permis l'attribution à chacun d'une demi-part
supplémentaire pour le calcul du quotient familial de l'I.R.P.P..
Paulette en était ennuyée. Elle partageait même
l'avis contraire sans oser l'exprimer étant donné son manque de
compétence en droit fiscal. Sa frustration restait totale. Pour surmonter
cette contrariété autant juridique qu'affective, elle avait finalement
trouvé la solution d'adopter un chien, "un petit, tout jaune, presque
sans pattes, avec un corps de crocodile, une tête de renard et une queue
en trompette" (Loti). Ou "une petite chienne jaune toute en oreilles et
en reins" (Giono). Bref, un chien jaune. C'était une compensation,
un acte d'indépendance. Il se prénommait Lechien.
LeChien bien que faisant partie du ménage n'appartenait qu'à elle.
Paul n'y voyait aucun inconvénient se croyant drôle en déclarant
à qui voulait l'entendre qu'une femme aimant les animaux ne pouvait être
entièrement mauvaise. Il était donc comme marié tout en
ne l'étant pas, ou bien ne l'était pas tout en l'étant
un peu. Un doute subsistait.
Cependant et au plus profond de sa réflexion,
il s'étonnait parfois de partager la vie commune avec une personne à
ses côtés qui lui paraissait souvent énigmatique voire étrangère.
Cette situation était pour sûr inconfortable sans toutefois être
pire que celle d'Angel ou de Swann.
A regarder froidement les réalités,
il fallait convenir que son intérêt originel pour les mensurations
thoraciques de sa compagne avait probablement été un sentiment
irraisonné autant qu'excessif, qui avait contribué exagérément
au choix qui avait été le sien. Depuis, sans qu'aucun effet de
dégonflement de l'objet en question ne put être reproché
à l'impétrante, force était de constater, en particulier
la lassitude pour l'engouement primitif, et d'une façon générale
l'inconstance ingrate de l'esprit humain.
De toute façon, de grands esprits avaient déjà
connu des fourvoiements identiques
Ainsi Brassens "s'était crevé les yeux à trop regarder
son corsage".
Le Grand Proust, toujours lui, avait écrit : "les êtres ne
cessent pas de changer de place par rapport à nous. Deux images prises
d'eux à des moments différents, assez rapprochés cependant
pour qu'ils n'aient pas changé en eux-mêmes, du moins sensiblement,
et la différence des deux images mesure le déplacement qu'ils
ont opéré par rapport à nous."
Mais alors ?
Alors Paul se devait de dresser le réaliste constat.
Les espoirs imaginés au début s'étant quelque peu dissipés,
il eut peut-être fallu aujourd'hui souhaiter une compagne davantage en
harmonie avec ses aspirations intellectuelles en général, et son
goût du droit fiscal en particulier. De plus et en sens contraire, il
s'attristait de ne pas savoir partager l'enthousiasme de son amie à tirer
le traîneau de l'aspirateur comme si l'on se fut trouvé en laponie,
à faire reluire les chromes de la cuisinière alors que ceux de
sa Dyna eussent davantage mérité ce soin, ou bien encore à
récurer une sempiternelle fois la marmite à goulash de la cuisine.
Alors oui, en désespoir de cause, il pouvait dire comme
Angel à Tess dans "Tess" de Polanski (1979): "Vous n'êtes pas la
femme que je croyais mais une autre à son image"; ou comme Scarlett à
Ashley dans "Autant en emporte le vent", "Ainsi, j'ai aimé
quelque chose qui n'existait pas" ou enfin comme Swann de Proust parlant
d'Odette de Crécy: "Dire que j'ai gâché des années
de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour pour une
femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre."
LE FACTEUR
Tout
à coup, la sonnette de l'entrée retentit. Lechien aboya. Paul
ouvrit la porte. Le facteur en personne apportait un colis.
C'était un événement exceptionnel
car depuis longtemps le facteur ne frappait plus jamais à la porte pour
accorder ce petit service supplémentaire. En effet, la guerre était
déclarée contre le préposé depuis qu'au mois de
décembre Paul avait refusé d'acheter le calendrier des postes.
Pour la même raison, il fallait constater que les éboueurs se montraient
réticents à débarrasser les monstres sortis devant la maison
et que les pompiers n'hésiteraient pas à laisser brûler
la maison en cas d'incendie, nous laissant seulement les remercier pour ne pas
y avoir mis le feu eux-mêmes.
Certains esprits chagrins diront que Paul avait eu tort
de manifester un sentiment aussi mesquin et qu'il y avait mauvaise manière
de sa part à proclamer pour se défendre que son propre directeur
de département à l'I.U.T. ne l'autorisait, lui, en aucune façon,
à utiliser ses après-midis de travail du mois de décembre
à démarcher les étudiants pour leur proposer à domicile,
et pour un prix modique, le nouveau calendrier de l'université, comportant
les photos du corps enseignants sans aucun manquant, la suite exhaustive des
dates de vacances ainsi qu'un numéro donnant droit au tirage au sort
d'une tombola dont le premier prix eût pu être par exemple l'exemption
de l'examen pour le passage dans l'année supérieure.
De tout cela, le facteur n'en avait cure.
Alors, le conflit était définitif et consommé.
Ayant pris l'avantage dans la première période des hostilités
par son refus catégorique, Paul songeait à conforter sa position
en gagnant les voisins à sa cause. Mais il constatait que ceux-ci partageaient
deux sentiments contradictoires dont l'un lui était favorable et l'autre
non.
D'une part, de l'admiration pour son audace les encourageait à envier
la simplicité de son geste. Mais ensuite la jalousie de ne pas avoir
le courage d'en faire autant les entraînait à l'accuser de vouloir
échapper à la malédiction séculaire, annuelle et
obligatoire de l'achat de l'éphéméride. C'était
certainement un acte de pingrerie irraisonnable et un excès d'individualisme
totalement injustifié.
Bien sûr, le facteur était passé
à la contre-attaque. Il n'était pas question de laisser le forfait
impuni. De plus, un effet de contagion était toujours à craindre
dans le quartier. Il fallait l'éteindre dans l'oeuf. Alors il avait répandu
le bruit que par une mutation biologique scientifiquement inexplicable et incompréhensible,
l'apparence de Paul était en train de se transformer en une forme différente
de celle d'origine par l'adjonction de poils sur son épiderme et par
l'apparition d'un appendice douteux au bas de son individu, bref, que tout ce
changement semblait le rapprocher aussi imperceptiblement qu'inexorablement
de l'aspect d'un animal, et assez probablement de celui du rat.
Ca faisait penser
à Grégoire.
D'autre part, irrémédiablement et dès
le premier jour de la crise, il avait cessé de lui apporter les mandats
et les paquets en main propre, prétextant que les rhumatismes de son
dos, l'importance de sa tournée ainsi que les exigences du nouveau ministre,
à moins que ce ne fussent les nouvelles exigences du ministre, ne lui
permettaient plus de distraire quelques minutes de son temps de travail à
ce complément de service. Immanquablement, Paul retrouvait dans sa boîte
l'avis de passage indiquant l'heure à laquelle il pourrait se présenter
au guichet des objets en instance de la poste du Mourillon.
Le facteur l'avait installé en instance. Instance,
du latin instantia de instare: presser vivement. Paul était invité
à se presser vivement. Mais se presser pour quoi ? Il n'était
pas un citron. A croire qu'il y avait deux sortes de clients de l'administration
des postes, comme il y avait déjà deux vitesses de courrier et
deux tarifs de timbrage : ceux qui se pressaient et les autres qui allait sans
doute plus lentement. Les derniers n'étant pas en service d'instance
n'avaient pas à se presser vivement d'aller retirer leurs lettres et
pour cause puisqu'elles leur arrivaient plus tôt. Les premiers, en service
d'instance, devaient avec la plus extrême diligence se dépêcher
pour recueillir leurs missives qui leur étaient présentées
plus tard.
Bref, la société duale avait encore frappé.
Tout ceci comportait un aspect plutôt mystérieux, et Paul se trouvait
définitivement rejeté dans le mauvais groupe de ceux qui se pressaient
pour récupérer leur courrier en retard.
LE PAQUET DE LA CAMIF
Mais aujourd'hui,
un événement extraordinaire se produisait .
Le facteur en personne se présentait à
la maison. Comme si rien n'était, il remettait à Paul contre signature,
un paquet de la CAMIF.
La formalité accomplie, la porte refermée,
Paul s'était employé à détacher les rubans adhésifs
du colis, puis à ouvrir la boîte. Il en avait retiré un
pantalon de serge noire, une chemise blanche à col cassé, un noeud
papillon, un gilet, noir à l'arrière, rayé de lignes jaunes
au devant, et une clé qui avait une forme bizarre.
Sa stupéfaction était grande. Ce qu'il
découvrait dans ce paquet était apparemment une livrée
de domestique qui ne paraissait pas appropriée à sa position sociale
de professeur à l'Institut. La dévalorisation de la fonction enseignante
dont on parlait plus haut n'en était tout de même pas arrivée
au point qu'elle dût être matérialisée de la sorte
par un oripeau servile. D'autre part, il n'était pas une guêpe.
Paul pensa au braconnier Marceau dans "la Règle
du Jeu" de Jean Renoir, 1939. Le braconnier disait au Marquis :
"J'ai toujours voulu être domestique."
"Mais pourquoi ?"
"Pour avoir le costume. C'est mon rêve."
Quant à la clé, elle ressemblait à une clé de contact
de voiture par le bas, tout en s'agrémentant vers le haut d'une forme
bizarre en point d'interrogation.
Mais alors ?
Alors, jamais, mais vraiment jamais, il n'avait mémoire
d'avoir un jour effectué une telle commande à la CAMIF. La vérification
de l'adresse sur le colis prolongeait et vérifiait son étonnement.
Son nom et son adresse étaient bien inscrits dans le cartouche du destinataire.
Il ne restait plus qu'à conclure à une erreur d'envoi. De nos
jours, les mystères du routage informatique sont tels qu'une défaillance
est rapidement arrivée. L'humeur d'un transistor, le coup de coeur d'une
puce, une poussière qui passe par là, et voilà un paquet
qui part à Toulon alors qu'il était prévu qu'il dût se
rendre à Dunkerque.
Néanmoins, l'incident lui parut inexplicable
et resta sauvegardé dans une case
mémoire de son cerveau.
Tel fut donc le premier incident de cette semaine fantasque.