A cette époque, je suis Sous Lieutenant accomplissant
mon service militaire de ....28 mois.
J'y étais parti tout jeune et j'en reviendrai tout vieux.
C'est la guerre d'Algérie.
Après une année passée à Fréjus, l'Armée m'envoie donc à Alger. Je m'y
rends dans un service de l'Etat Major pour recevoir mon affectation.
Un capitaine prend mon dossier, me fait patienter dans l'anti-chambre.
La cause semble entendu. Je m'attends à partir pour un peu plus d'un
an sur un piton rocheux, en plein bled, à la tête d'une Section d'une
trentaine de soldats du contingent et de ses sous-officiers d'active.
But: Occuper le terrain. Attendre que l'on soit attaqué. Un système
de Radio nous relierait à des soutiens de renforts en cas d'affrontement.
Bref, le "Désert des Tartares" de Dino Buzzati. Le risque vital ordinaire
de la guerre. Le fatalisme chasse ma crainte. Pas très réjouissant tout
de même.
Et bien, pas de chance. Ou plutôt chance extrême.
Le capitaine ressort du bureau et me tend mon ordre de mission.
Non, pas de piton. Affectation comme instructeur dans la grande Ecole
d'Application des sous officiers pour toute l'Armée en Algérie à Philippeville.
Un équivalent de Saint Maixent en France.
Je prends le train pour Philippeville.
A l'arrivée, je rejoins mon Ecole d'Application. C'est à 6/7 km à l'Est
du centre ville, sur la magnifique plage d'une dizaines de Km de Jeanne
d'Arc.
Jeanne d'Arc, c'est la station balnéaire de Philippeville avec ses villas,
son casino. Le dit casino et ses dépendances avaient été réquisitionné
par Bigeard pour créer un Centre de Formation de ses unités d'élite.
Des préfabriqués avaient été ajoutés, parfois directement sur le sable
du haut de la plage. C'est là où j'y aurais ma chambre. Des palissades
protégeaient tout le camp pour sa sécurité.
Bigeard parti, l'Ecole des Sous-Officiers avait pris la place.
Je me présente devant le général. Une nouvelle fonction m'est assignée:
Professeur de .....Topographie.
Pourquoi pas? D'ailleurs, ça me plaira beaucoup. Ca influencera ma vie
professionnelle future. J'observerai tout de même que la Défense
Nationale est infiniment plus efficace et plus humaine que l'Education
Nationale dans l'organisation du travail mais c'est un autre problème.
Les Sous-Officiers de toute l'armée en Algérie viennent chez nous faire
un stage de 3/4 mois, conclu par un examen qui leurs permettra d'accéder
au grade supérieur: Sergent Chef, Adjudant, Adjudant Chef. Ce sont de
vrais baroudeurs que nous recevons dans l'Ecole: Des anciens d'Indochine,
des paras, des anciens officiers de l'armées allemande entrés dans la
Légion Etrangère.....etc.
Une petite histoire cocasse. Lors d'un examen de fin de stage, sans
doute à cause d'une absence, on me désigne pour faire passer une épreuve
.....d'Armement. Sur la mitrailleuse. C'est la première fois que je
vois une mitrailleuse. C'est gros. C'est lourd. Une belle mécanique
compliquée et un peu effrayante. Vraiment un belle bête. Je n'ai aucune
idée de son fonctionnement. Heureusement, les candidats, eux, connaissent
l'engin. Pas de panique. C'est moi le chef.
Au premier candidat, je dis "Voulez-vous bien démonter la mitrailleuse,
s'il vous plait". Le sous-officier s'exécute en une vingtaine de minutes.
Des dizaine de pièces sont extraites, triées, présentées devant moi.
Je peux très justement apprécier la dextérité, la rapidité du travail
et attribuer une note juste et bienveillante. Le second candidat arrive.
"Remontez la mitrailleuse, s'il vous plait".
Et bien toute la matinée s'est passée de la sorte sans encombre. Mission
accomplie. La hiérarchie a été satisfaite.
Philippeville est une charmante ville sur la Méditerranée. Elle présente
quatre attraits principaux. Et bien d'autres à côté.
Il y a la ville européenne avec ses boutiques, ses cafés, ses animations.
On se croirait en France.
Il y a la ville indigène. On y présume de l'hostilité à notre égard.
Des barbelés interdisent l'accès dans certaines rues. La guerre n'est
pas loin. La prudence nous empêche de nous aventurer trop profond.
Il y a la Place Marqué, ancienne Place de la Marine. Très grande. En
surplomb de la mer et du port. Une magnifique vue. Entourée de palmiers
et de bacs à fleurs. Un kiosque à musique 1900. Les Philippevillois
y ont inventé une pratique que je n'ai jamais connue en France.
En fin d'après-midi, lorsque la chaleur diminue quelque peu, les habitants
sortant du travail ou de leur maison viennent faire des aller et retour
sur la place. Des dizaines voir des centaines de longueurs. Des dizaines
voire des centaines de personnes. C'est le comble de la convivialité.
Pendant 2 à 3 heures, on arpente les belles dalles de la place. On va
jusqu'au bout, on tourne et on revient. Pendant le trajet, on se croise,
on se parle. On fait connaissance. On alimente les commérages. On y
trouve tous les âges, toutes les conditions, bien sûr très peu d'arabes.
C'est donc un lieu de rencontre idéal. Les filles y sont plutôt plus
jolies et coquettes qu'en métropole. Climat oblige.
Bientôt, nous autres, jeunes officiers souvent juste sortis de nos études,
connaissons une grande partie de la jeunesse européenne de la ville.
Des "surprises parties" nous sont proposées. La belle vie. C'est aussi
une atmosphère de fin d'époque, qui se terminera d'ailleurs peu après
par l'épuration ethnique que l'on sait.
Les jeunes filles de l'endroit, préparant leurs arrières, organisent
une "chasse" au jeune militaire métropolitain. Il n'y a aucun mal à
ça. Il y du bien pour certains.
Le quatrième attrait est l'existence et l'organisation du Cercle. Il
s'agit de l'aristocratique Cercle Militaire des Officiers, logé sur
le côté ouest de la grande place.
C'est une sorte de grand hôtel avec ses salons, ses salles de restaurants,
ses chambres pour les nombreux passagers en transit avant qu'ils ne
regagnent leurs unités de combat dans tout l'est algérien par exemple
le Constantinois ou même le Sahara.
J'y ai vu des officiers méharis avec des tenues de gala extraordinaires.
Des officiers de tous les grades arpentent les couloirs. Le pouvoir
se trouve ici.
Il y a soirée dansante chaque soir. Le repos du guerrier. Merci Christiane
Rochefort. J'y amène mes dernières conquêtes, sans avoir été un guerrier.
Une vraie vie d'Officier d'opérette.
Il se trouve aussi que j'ai des talents de "bon danseur". Je peux donc
me prendre un peu pour Gérard Philippe dans le film "Les Grandes Manoeuvres"
de rené Clair qui était sorti quelque temps auparavant en 1955. On peut
toujours rêver!
Dans la journée, je fais mes cours de topographie. Jusque vers 16 heures.
Le travail fini, je pars chaque jour en tenue civile "à la ville", soit
dans un camion militaire, soit en auto-stop avec des civils qui passent
sur la route.
Je fais mes allers et retours sur la Place Marqué avec mes copains et
copines. On y organise les festivités du soir.
Je vais ensuite dîner au mess du Cercle. Puis, éventuellement, sortie
du soir.
Rentrée à Jeanne d'Arc en camion militaire. Bref, un séjour idyllique.
Et bien pourtant, un extraordinaire Remord va me poursuivre
toute la Vie. Comme une obsession? Pas vraiment. Juste un souvenir que
je n'arrive pas à oublier.
C'est d'ailleurs l'objet essentiel de cette chronique.
Le voici.
La vie nocturne de Philippeville se terminait à minuit pile. C'était
l'heure de départ des derniers camions militaires qui rejoignaient Jeanne
d'Arc où se trouvaient notre école mais aussi d'autres importants campements
militaires. L'heure du couvre feu également. Or, la vie dansante du
Cercle se prolongeait jusque vers 2 heures du matin.
Je me suis donc trouvé plusieurs fois en pleine nuit, en plein couvre
feu, seul, abandonné au centre de la ville.
Combien de fois? au moins 3 ou 4 (ou plus?). Je ne me souviens plus.
Du coup, j'entreprenais de rentrer à pied. Une heure de route environ.
Seul. Aucune âme qui vive (heureusement d'ailleurs).
J'y oubliais que la Nuit était le territoire des terroristes, du FLN.
j'y rasais tout de même les murs.
Le danger était réel. Mon insouciance davantage encore.
Arrivé près du camp, une nouvelle épreuve se profilait.
L'entrée de la base était gardée par une sentinelle armée, la plupart
du temps par un grand Sénégalais ne parlant que très mal le français.
Un instant de panique me surprenait. Je me mettais en plein milieu de
la route et parlais très fort. Il était 3 heures du matin.
"Oui, c'est moi, un Officier du Camp. Je rentre de Philippeville. Attention,
j'arrive. Oui je rentre dans le camp. C'est moi...etc".
Et bien, une sentinelle sénégalaise est très intelligente. Il n'est
jamais arrivé qu'elle me tirasse dessus. Ouf.
Pendant ces années à Philippeville, aucune crainte excessive ne m'avait
tourmenté et ne m'avait interdit cette folle imprudence. L'insouciance
totale. L'irresponsabilité complète.
Mais plus tard, au cours de ma vie, il m'arrive maintes fois de songer
à cette histoire.
Je suis stupéfié de l'extrême bêtise, de la stupidité profonde de mon
souvenir. Non, pas un souvenir. Un cauchemar.
Pour une petite jouissance carpe diem totalement débile, pour les lèvres
d'une belle, voilà que je m'exposais à des dangers extrêmes: un égorgement
sur une route déserte en pleine nuit. Un tir tout à faible plausible
d'une sentinelle du camp.
Quelle honte.
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