Déïs
mon père est né en septembre 1906 à Tournefeuille Haute
Garonne, commune jouxtant Toulouse.
Il a un drôle (et beau)
prénom : Déïs.
On racontait dans la famille qu'il avait été choisi un
prénom rare pour éviter la pratique campagnarde de donner
(ou recevoir) un diminutif voire un sobriquet à une époque
où les prénoms usuels, Jean, Jacques...etc pullulaient.
Autre hypothèse : Antoine, travaillant en Belgique, aurait peut-être
rapporté ce prénom (franc ?) de là-bas.
Sa mère Isabelle et son père Antoine sont des ariégeois
« descendus » de la montagne.
Antoine
est né le 28 octobre 1881 hameau Les Fontelles, commune de BIERT,
canton de MASSAT, département
de l'Ariège, fils de SERVAT Théodore
et de LOUBET Marie
Noutary (?)
Ce sera un homme rude,
intelligent, aventureux, volontaire.
Il mourra, en 1917,
à la Grande Guerre, à 36 ans.
Comme toute sa famille, depuis des siècles, et comme Leroy-Ladury
l'a montré dans "Montaillou, village occitan", il est
bien sûr cultivateur dans les terres de montagne où la
vie est rude et pauvre. Rien à voir avec l'heureux paysan d'en
bas, celui de la plaine, à Saint-Girons ou à Saverdun.
A MASSAT, l'hiver est froid. Les lopins de terre sont en pente. Ce n'est
pas facile pour labourer.
Première
chose un peu extraordinaire dans la vie d'Antoine, le voilà qui
quitte le village ancestral près de MASSAT vers 1900, vend ses
terres ariégeoises, réunit quelques économies et
achète une ferme à TOURNEFEUILLE, commune limitrophe de
TOULOUSE. L'achat est fait en commun avec les cousins LOUBET.
En fait, c'est un domaine de 30/35 hectares que
deux familles cousines, les Servat et les Loubet ont acheté ensemble.
On organise deux lots, l'un avec une grande maison de maître en briques
rouge de Toulouse de 500 m2 de plain pied . L'autre avec des batiments
agricoles de métayer. Il paraitrait qu'en 1900, les 2 familles ont tiré
au sort l'attribution des lots, Chance, les Servat gagnent la maison
de maître. La partie Servat comporte près de 14 hectares et la
maison de maître du 18ème siècle. La partie Loubet
comprend 26 hectares. Il aurait peut-être mieux valu récupérer
le second lot de 26 hectares. Mais chaque famille a-t-elle engagé
la même somme d'argent? Mystère.
Seconde chose extraordinaire pour
Antoine, c'est que, s'il est cultivateur à 23 ans en 1904, pour
son mariage, (livret
de famille), il est devenu "voyageur de commerce" 2 ans plus
tard, lors de la naissance de son fils Déïs (mon père)(acte
de naissance), le 8 septembre 1906 (il a désormais 25 ans).
Il se marie donc en 1904 avec
Isabelle PIQUEMAL-PASTRE (19 ans), née au hameau de Caussade
BIERT Ariège, fille de Georges PIQUEMAL-PASTRE
et de Marie DEGA, paysanne, fille de paysans.
Il a rapidement 2 enfants : Déïs et Irma, nés ....le
même jour, un 21 septembre, à une année d'intervalle.
Quelle programmation !!!!
Isabelle
élève ses 2 enfants. Elle
et ses parents s'occupent de la ferme avec l'aide des « domestiques ».
Antoine, qui a l'esprit aventureux est devenu colporteur. Il travaille
beaucoup en Normandie, en région parisienne et en Belgique. L'activité
est plus lucrative que le travail de la terre. Il faut sans doute rembourser
Tournefeuille.
Je peux suivre sa trace car j'ai récupéré chez Michel Piquemal, le frère
d'Isabelle, une trentaine de cartes postales envoyées par Antoine à
son beau frère. Les deux hommes avaient l'air d'être très liés.
On peut penser que les 2 enfants n'ont pas beaucoup profité de leur
père puisqu'il partait en colportage et que, mobilisé en 1914, affecté,
sans doute à sa demande, dans un « corps franc », il perdait la vie
à la guerre en 1917.
Plus précisément, blessé, il se retrouva à l'hôpital à Toulouse pour
bientôt quitter notre monde. Ce détail est important car il semble que
pendant son séjour hospitalier, son beau frère Michel le réconforta
et l'aida à mettre de l'ordre dans ses affaires. Or, la ferme lui appartenait
en propre et il accepta d'en donner le total usufruit à sa femme Isabelle,
les enfants héritiers conservant la nue propriété. Cet arrangement empoisonnera
la vie de la famille pendant toute une génération.
Disons pourquoi tout de suite. C'est qu'Isabelle était un jolie jeune
femme, une fermière intelligente qui regrettait de ne pas avoir fait
quelques études pour devenir institutrice, ce dont elle aurait été certainement
capable. Mais ce n'était pas une femme « de tête », par exemple capable
de bien diriger sa famille à la mort de son mari.
La voilà au contraire qui s'entiche d'un prétendant dans le voisinage.
Il est beau et elle est très amoureuse. Le nouveau est un peu le contraire
du premier. C'est à dire bellâtre et bon à rien. Elle l'épouse
en deuxième noce et a un fils avec lui, Antonin. Elle lui aurait fait
croire qu'elle était riche propriétaire du domaine pour l'attirer. Or
elle n'est qu'usufruitière. Le mari déchante et se sent grugé. Les relations
deviennent mauvaises dans le ménage. Le mari bat sa femme. Les enfants
sont momentanément confiés aux grand parents qui ont une maison dans
le village à Tournefeuille. Le mari se met à boire ou sans doute continue
de le faire de plus belle. Son état s'aggrave. Délirium Tremens. Hospitalisation.
Mort précoce. Bon débarras.
Bref, Déïs a 11 ans quand son père
disparaît, victime de la guerre. Il devient pupille de la nation.
L'oncle Piquemal depuis Paris supervise ses études.
C'est un petit paysan intelligent que l'instituteur
a réussi à faire intégrer le prestigieux lycée
Jean Fermat de Toulouse et ses enfants de bourgeois. Il est interne
dès la 6ème et souffre de la liberté perdue de
sa campagne et de sa famille.
Il en est un peu traumatisé à vie.
Il raconte qu'un surveillant l'admoneste méchamment au dortoir
parce qu'il ne sait pas faire son noeud de cravate. C'est qu'à
10 ans, on ne portait pas beaucoup la cravate à la ferme de Tournefeuille.
Les moqueries cessent car il court plus vite que les autres et il s'illustre
au lycée dans les compétitions de foot et d'athlétisme.
Il passe le bac en 1924, s'inscrit en première année de
Droit et réussit le concours de "surnuméraire"
de "l'Enregistrement". Il exercera sa carrière en tant
que directeur adjoint des impôts à Thouars (79), Paris,
Toulouse.
Pendant la guerre 40/45, il partait en train de sa
résidence Thouars pour Parthenay, Bressuire ....etc, quelquefois
en vélo si le train manquait, pour aller faire l'inspection des
bureaux des receveurs de l'Enregistrement.
Dès le premier jour de l'armistice, il avait pris le parti de
la France Libre de De Gaulle contre Pétain et l'Allemagne.
Il raconte qu'un certain jour (été 1940), la France Libre
à la BBC a demandé aux opposants au maréchal Pétain
de se compter et se connaître en se réunissant sur la place
centrale de chacune des villes et villages de France. Mon père
y va. Il y a très, très peu de monde. 6, 8, 10 personnes
? (A la différence de l'été 1944 qui voit le départ
de l'armée allemande et où .........il y a foule.)
Il fait des connaissances. On lui énumère la liste de
"résistants", de "chefs" de villages voisins.
Une rare inconséquence. Une imprudence folle. Rétrospectivement,
mon père raconte que c'était une initiative stupide. La
meilleure aide aux miliciens et aux allemands pour établir les
listes de personnes suspectes.
Mon père n'est pas un baroudeur, un combattant. Lui, c'est un
père de famille tranquille. ll prend peur. Il ne sera pas résistant
actif. Ce n'est pas son genre.
Alors, il suit la guerre avec les bulletins de la BBC, chaque jour.
J'avais 7 ans. C'était un monde plein de magie : une espèce
de drôle de musique avec le brouillage des émissions; de
longues citations de messages codées qui n'en finissaient pas
dont je ne comprenais rien mais tellement étranges et poétiques.
Mon père s'était acheté des cartes de l'Europe.
Il suivait l'avancement des troupes allemandes. Il mettait des petits
drapeaux aux endroits sensibles. Ou des punaises, je ne me souviens
plus. J'entendais des commentaires, des noms que je ne comprenais pas.
Pologne, Russie .... Stalingrad.....etc.
Au début les petits drapeaux avançaient vers la droite.
Toujours vers l'Est. Désespérant.
Mais voici que plus tard, les drapeaux repartiront sur la gauche, vers
l'Ouest. J'avais compris que l'on avait gagné la guerre.
Du coup, j'étais moi-même contre les "boches",
comme d'ailleurs tous mes copains de l'école dans notre tranquille
petite ville de l'ouest de la France.
Parfois, aux repas, les parents ne pouvaient pas cacher leur détresse.
Ils parlaient à voix basse. J'apprenais qu'un jeune, un résistant
sans doute, connu de mes parent et de toute la ville, venait d'être
arrêtée par les autorités et avait disparu pour
pour une destination inconnue.
La Libération arrive.
En 1945, des personnes qui ont traité ou commercé avec
les allemands sont poursuivies. Leur biens sont mis sous séquestre.
C'est l'administration de l'Enregistrement qui procède au processus
juridique des poursuites.
Mon père se retrouve à gérer les biens des "traitres".
Et bien il trouve qu'il y a souvent exagération dans bon nombre
de poursuites. Il y a même injustice et règlement de compte.
Mon père est un parfait humaniste. Lui qui était donc
contre la collaboration dès la première heure apporte
aide, compréhension et humanité aux personnes parfois
poursuivies injustement ou trop sévèrement.
Voilà. C'est mon père.
Il est donc le plus gentil des hommes. Plus que gentil.
Il en devient même un peu "brave". C'est pour ça
que toute la famille, sans beaucoup d'exception, s'emploie à
l'exploiter. Bon, passons.
C'est cependant parfois un tyran domestique avec sa femme
et ses enfants. Il compense.
Il me serine, à moi et à mon frère
Michel (de 8 ans mon cadet), que la règle principale de vie et
de bonne éducation est de devoir "penser aux autres".
Il faut toujours "penser aux autres". "Ne fais pas ceci.
Si tout le monde faisait la même chose ...". Ne parle pas
si fort, si tout le monde....". "Ne touche pas à ça,
si....". Aujourd'hui on appelle ça de l'empathie.
Il n'arrête pas. Super gonflant.
Il me terrorise surtout dans le contrôle du travail de classe.
Sa sévérité est extrême. Elle peut s'accompagner
d'une bonne claque. Ce que je fais n'est jamais bien.
Parfois, mon père étant parti à Bressuire ou Parthenay
rentre tard le soir. Je fais mon travail de classe sur la grande table
de l'unique pièce chauffée de la maison. Il n'est pas
là avant mon coucher : le bonheur complet.
Au mois de juillet, la chaleur est très pesante. Il invente de
me faire faire des dictées l'après midi. J'enrage. il
travaille en même temps sur ses dossiers. Le silence est total.
On entendrait une mouche voler. Je me fais toujours disputer. Un vrai
supplice. Je ne pense qu'à sortir pour aller "m'amuser".
Du coup, je passe mon enfance, à la fois gâté,
mais aussi martyrisé.
Tout est interdit. Je suis toujours en train de faire des choses prohibées.
"Si tu continues, on te "mettra" ...interne".
Un mauvais sort s'acharne donc sur moi. "Qu'est-ce que tu feras
plus tard ? Tu es un paresseux. Tu veux être cantonnier ?"
Personne n'étant parfait, mon père est objectivement trop
sévère avec ses enfants et trop macho avec sa femme. C'était
les valeurs de l'époque.
Je suis en rébellion constante. Je "monte" l'escalier
maintes fois, "renvoyé" dans ma chambre, les larmes
aux yeux, la rage au coeur, me promettant de me venger du tyran quand
je serais grand. Ca forge le caractère. Du coup, il me parait
que je n'en serais pas privé durant toute ma vie, parfois même
excessivement.
A l'adolescence, ça continue. Le terrain de l'affrontement
s'est déplacé.
Voilà qu'une nature libertine m'entraîne à fréquenter
des "copines". C'est même avec succès ma préoccupation
prioritaire. Mon père est pudibond, puritain ancienne mode. Le
sexe, surtout le féminin, est certainement un avatar du diable.
Mon paternel a le mauvais souvenir de sa soeur Irma, tombée enceinte
hors mariage.
Je reçois donc des réprimandes fréquentes et mémorables.
Je cours à la perdition. Une vie de débauché m'est
promise. Je vais certainement devenir la honte de ma famille. Je me
console en lisant Jean Paul Sartre.
La libération arrive à 17 ans, où je
suis tout heureux de devenir ....interne au lycée de Poitiers
pour préparer Math. Elèm. Je n'ai plus mon père
sur le dos. C'est chouette d'être interne. On y joue au bridge
pendant les récréations et au Hand-Ball pendant les cours
d'EPS. Je me fais injustement renvoyer du Lycée à la fin
de l'année pour une stupide vétille. Une injustice flagrante.
Heureusement, l'obtention du bac fait tout oublier. Ouf. Je l'ai échappé
belle. Oui, la vie ne va sans doute pas être un conte de fée.
Mais pour l'instant, la liberté de lycéen puis d'étudiant
commence. Que c'est bon la liberté !
Mais je m'aperçois que j'ai davantage parler de moi
que de mon père. Revenons à lui.
Il est toujours parfait à l'extérieur. Un espèce
de saint homme laïque. Toujours prêt à rendre service.
A nous, aux autres, beaucoup aux autres. Il donne ma table de ping-pong
reçue pour mon brevet et le vélo cyclo-touriste reçu
pour mon premier bac à je ne sais qui. Sans m'en parler.
Il se vante d'être le plus gros donateur du denier du culte à
Tournefeuille, alors qu'il est athée et ne fréquente jamais
l'église. C'est qu'il est devenu ami du curé, rencontré
à l'occasion d'enterrements.
A la fin, c'est exaspérant.
Je ne l'ai jamais entendu prononcer un "gros mot".
"Merde" n'a jamais existé à la maison, et moi-même,
depuis toujours, je ne me permettais pas de prononcer de si vilaines
choses en famille. Ca date de loin. Peut-être depuis cette gigantesque
claque que m'avait envoyée ma mère alors que, revenant
de l'école vers 6-7 ans, je m'étais entendu répéter,
tout fier, ce que je venais d'apprendre, en cour de récréation
à l'école, sans en connaître la signification :
"Putain de moine..."
Mon père prend ensuite sa retraite à Tournefeuille
vers 1966. Il remet en état la maison dont la moitié avait
brulé vers 1930.
Il devient conseiller municipal sur la liste socialiste de bernard Audigé.
Il devient aussi président du club de football de Tournefeuille
pour la raison qu'il en avait été le fondateur avec Adrien
.....vers 1925.
Tiens, un reproche à lui adresser : Il aime être président.
A défaut de la République, ce sera les clubs sportifs,
les parents d'élèves ...etc.
Mon
père a le défaut, sans doute très courant, de forger
sa vérité sans trop se soucier ensuite de sa conformité
avec la réalité.
J'en donne un exemple.
Il nous a longtemps raconté que sa mère Isabelle avait
une vie de dur labeur, une vie de chien, qu'elle se tuait au travail,
qu'elle ne s'arrêtait jamais, qu'elle devait s'user la santé,
qu'il en souffrait beaucoup, que nous devions en quelque sorte la plaindre,
qu'elle risquait de terminer ses jours dans la maladie et dans une vieillesse
écourtée.
Erreur totale.
Ma
grand'mère fut certes une paysanne qui dirigea seule sa ferme
de 1917 à 1945. Il lui fallait faire vivre sa fille Irma (quelque
peu paresseuse), sa petite fille Vella, son fils Antonin. Ce n'était
pas de tout repos. Elle ne rechignait pas à la tâche. Mais,
somme toute, comme tous les agriculteurs de l'époque lesquels
constituaient une large majorité de la population.
Heureusement, mon père fonctionnaire était là pour
assurer les fins de mois difficiles. Un peu comme ces migrants africains
de notre époque qui envoient de France de l'argent à leur
famille.
Effectivement, mon père qui n'était pas du tout manuel,
dont le métier consistait à se plonger dans les écritures
et les rapports, n'imaginait pas devoir et pouvoir faire des travaux
agricoles à longueur de journée. Une grande frayeur le
frappait à cette idée.
Or le défilement de la vie lui a donné tord.
Certes, Isabelle fut frappée de quelques déficiences physique
dans son grand âge. et je ne sais trop quoi. Elle était
bien soignée par son médecin.
Il
n'empêche qu'elle est devenue ....centenaire.
La municipalété de Tournefeuille lui organisa une fête
et nous conservons sa photo avec de magnifiques bouquets de fleurs offerts
par la ville. Belle cérémonie pour une vie bien remplie.
Il ne semble donc pas que la dureté de sa vie professionnelle
ait affecté sa santé et la durée de vie.
Mon père s'était trompé.
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