Article proposé au journal «Le Monde». Refusé

Toulon, le 28 mars 1999

La Yougoslavie
   La Yougoslavie était un beau pays... avant que les grandes puissances ne s'en mêlent.
Ses plages attiraient les touristes européens en grand nombre. Ses sportifs en toutes disciplines rivalisaient avec les meilleurs. Une société pluriethnique mélangeait religions, langues et coutumes. Les mariages intercommunautaires étaient légion. Et c'est à peine si certains mauvais esprits pouvaient faire observer que le dirigeant autocrate Tito, d'origine croate et pourtant à la tête d'une majorité de Serbes, rendait parfois des arbitrages peu favorables à la communauté serbe, particulièrement dans la délimitation des frontières provinciales.
   A la disparition de Tito, la majorité serbe parvenant au pouvoir se montra malhabile et sectaire mais pouvait-elle imaginer, après tout, que son obéissance passée ne fut pas imitée par ses confrères?
   C'était sans compter sur l'intervention des grandes puissances, lesquelles se firent complice du déchaînement des nationalismes, celui que l'on vient reprocher aujourd'hui même à la Serbie.
Ce fut tout d'abord l'Allemagne, qui encouragea la sécession de la Slovénie et de la Croatie dans l'égoïste objectif d'organiser son pré-carré, et dans la poursuite d'une politique aussi traditionnelle qu'historique.
Ce fut ensuite une grande partie de l'intelligentsia européenne - et particulièrement française - qui défendit le nationalisme et le séparatisme de la Bosnie-Herzégovine. La guerre se développa, entraînant son cortège d'horreurs: massacres et transferts de population. Le nationalisme de l'un s'accompagna nécessairement du nationalisme de l'autre. L'épuration ethnique fut reprochée à la seule Serbie alors que 300.000 serbes étaient chassés de chez eux en Krajina. Les va-t-en guerre de salon européens en portèrent une lourde responsabilité dans l'impunité totale. Enfin, après des mois de négociations et de guerre, un accord bancal apporta un peu de calme.
   Mais il était dit que la malédiction mythologique frappant la Serbie devait s'accomplir jusqu'à la fin.
Le Kosovo
   Les stratèges occidentaux, réunissant aussi bien les bellicistes politiques et militaires que les soit-disant «humanitaires», inventèrent le Kosovo.
   Les médias s'appliquèrent à annoncer qu'il y allait avoir un conflit dans ce territoire. En sous main, chez les Kosovars, il fut facile de favoriser l'émergence de leaders de rébellion, certains dit modérés, d'autres dit séparatistes. Des armements et des appuis moraux furent distribués avec la promesse d'une intervention future. Le processus de guerre était lancé. Vive le droit d'ingérence.
Bien sûr, on disposait d'un allié de poids avec Milosévic, lequel possédait déjà l'impopularité nécessaire pour le mauvais rôle qui lui était destiné. Il n'était certainement pas le modèle du parfait démocrate et il avait incontestablement commis une grande faute en supprimant l'autonomie kosovarde mais on passait sous silence qu'il y avait bien pire ailleurs et que nombre de ses confrères en autocratie étaient régulièrement reçus et honorés dans les palais nationaux.
Un matraquage médiatique intensif conditionnait les opinions publiques de façon à les préparer à ce qui allait suivre. Les acteurs étant en place, la pièce pouvait commencer.
   L'Otan fit donc la guerre.
Dans un premier temps, des frappes aériennes s'organisèrent avec l'invention de phases numérotées. Phases 1, 2, 3: bombardez. On se serait cru au Mundial. Le spectacle était rodé. Merci CNN. Un porte avions américain fut très fier de lancer des missiles au coeur de ...Belgrade. D'autres missiles anéantirent une manufacture de tabac... pour priver les soldats de leur ration. Quelques convois de réfugiés furent anéantis au passage. On passa sous silence le sort des victimes civiles de tous ces bombardements.
   Bien sûr, ce fut le désastre au Kosovo. Les forces serbes étaient attaquées dans une province de leur pays. Elles eurent le mauvais goût d'être mécontentes et de pourchasser les populations. Et les mêmes médias qui réclamaient les bombardements c'est-à-dire la guerre se déchaînèrent soudain devant ses conséquences.
   Peu d'observateurs osèrent conclure que l'intervention de l'Otan était la cause principale du déplacement des populations. Il fut plus facile de dire que la faute en incombait au seul et horrible Milocevic.
    Aujourd'hui, comme le problème n'est pas résolu, ainsi qu'on pouvait bien s'y attendre, il faut envisager le second épisode de l'escalade. Il sera sans doute nécessaire de poursuivre l'offensive par une intervention terrestre. On nous y prépare. Madelin l'annonce. «Quand on défend les «Droits de l'Homme», il faut savoir sacrifier des vies pour eux». Va s'en dire, celle des autres plutôt que la sienne.
    Dans un troisième temps, s'il le faut, et si l'intervention terrestre au Kosovo s'embourbe malencontreusement façon Viêt-nam, comme il est probable, il sera toujours possible d'envahir Belgrade. Et que des observateurs prudents comme Hélène Carrère d'Encausse ne viennent pas ralentir nos ardeurs en prévenant qu'il ne faut pas trop mépriser la Russie. La Russie est au plus bas. Son avis n'a donc aucune importance. Profitons-en. Attention, si c'est nécessaire, c'est au delà de Belgrade que nous irons. D'ailleurs, après le Kosovo, rien n'empêchera la joyeuse bande des bellicistes et des humanitaires de continuer son activisme: par exemple en Voivodine toujours chez le souffre-douleur serbe et même plus loin dans le territoire russe où de multiples nationalités attendent notre aide.
A se demander s'il ne serait pas plus simple de commencer tout de suite une nouvelle guerre mondiale à l'est de l'Europe, sans y exclure les armes nucléaires. C'est la défense des Droits de l'Homme qui l'exige. Et que la Chine ne se mêle pas de la chose. Même sans le dire, on sait ce que l'on pense d'elle.
Les Etats-Unis
   Mais comment en sommes-nous arrivés là ? La cause principale en revient à la fin de la puissance russe et du système dual de l'équilibre des forces militaires. Désormais, règne la prépondérance totale et sans partage d'un seul pays, à savoir les Etats Unis. Difficile de posséder la force et de ne pas s'en servir. Ca en démange plus d'un.
   Du coup, dans le monde occidental, des pressions se sont multipliées et accumulées pour que cette force unique soit employée, pour la bonne cause bien sûr. Mais, malheureusement, la vérité est difficile à cerner. La bonne cause de l'un n'est pas celle de l'autre. Dans le système dual antérieur, l'équilibre des forces entraînait la prudence et la réflexion. Dans le système unipolaire actuel, les démangeaisons de beaucoup entraînent l'irresponsabilité et la guerre.
   Dans la crise du Kosovo, les Etats Unis, s'ils sont les principaux acteurs de la guerre, n'en sont pas forcément les principaux responsables. C'est que, depuis des mois, les Européens à cause de leur insuffisance militaire et politique adjurent leur suzerain d'intervenir et d'organiser la guerre pour leur bénéfice.
   Or, comme l'explique Régis Debray, les Américains, pour des raisons diverses, sont sans mémoire et sans histoire. Leur existence récente fait qu'ils ont peu souvenir et connaissance des empires ottoman et autrichien. Le traité de Versailles s'est signé loin de l'Amérique et n'a d'ailleurs pas été ratifié par elle. Ils ne s'intéressent pas de savoir, qu'en 1900, les Serbes étaient majoritaires au Kosovo.
En Amérique, les choses se doivent d'être simples et manichéennes. L'Histoire est peut-être finie. L'essentiel de la vie réside dans la contemplation de la grimpette du Dow Jones. Les 10.000 points vont pouvoir entrer au Guiness Book. Au passage, les dirigeants américains oublient totalement, par exemple, avoir fait une guerre interne, la plus importante de leur histoire, pour empêcher la sécession des états du sud en 1861, un peu comme les serbes refusent le séparatisme de leur province du Kosovo aujourd'hui. Le monde étant moins fou à l'époque, personne n'avait eu l'idée d'aller canonner Whashington.
L'inacceptable
   Aujourd'hui, il y a plusieurs choses inacceptables.
Il y a bien sûr les déportations de populations qui sont une conséquence de la guerre et qui s'arrêteront si l'Otan c'est à dire nous autres stoppons la guerre.
Il y a ensuite la destruction de la Serbie dont on nous annonce cyniquement que l'anéantissement n'est qu'une question de semaines.
Cette barbarie n'est-elle pas un crime contre l'humanité ? Il faudra y songer demain.
Il y a aussi la propagande médiatique, principalement télévisuelle, commencée depuis de longs mois, qui est absolument insupportable et qui nous plonge dans l'abêtissement à défaut de nous rappeler les mauvaises méthodes des totalitarismes de droite et de gauche contemporains.
Le droit d'ingérence
  Il y a enfin le problème de fond de savoir si la souveraineté des états est désormais caduc au bénéfice d'un soit-disant droit d'ingérence.
Cette dernière fausse bonne idée, réclamée par certains pyromanes professionnels et irresponsables, entraîne, à notre avis, un triple inconvénient rédhibitoire.
   En premier, on ne sait qui serait en droit d'en décider l'application. Au minimum, ce devrait être l'Onu mais ce n'est pas le cas aujourd'hui. Actuellement, c'est donc le détenteur de la force militaire qui s'en est arrogé l'initiative sans demander l'avis de personne. Le droit d'ingérence devenu un droit d'arrogance n'est plus que l'habillage idéologique de la raison du plus fort.
Souvenons nous au passage, qu'avant Kourchner, Hitler en personne était le grand illustrateur du droit d'ingérence pour aller défendre les aspirations séparatistes des allemands des Sudètes et de Pologne.
   Ensuite, il y a tellement de minorités raciales, linguistiques et religieuses dans le monde que vouloir les soutenir contre leur pouvoir central, comme certains le font maintenant au kosovo, revient à mettre la planète à feu et à sang, particulièrement dans la fragile Afrique, au détriment de la sagesse et de la conciliation naturelle des communautés.
   Enfin, comme le séparatisme imposé par la force ne peut évidemment pas être généralisé, c'est reconnaître un arbitraire et une injustice inadmissibles que de vouloir le reconnaître ici et non à côté.
La solution
   Bref, la situation serait très triste si l'espoir ne demeurait.
Lequel ? Celui du rejet de la guerre. Voilà un sentiment largement partagé par le bon sens.
S'il peut être dévoyé dans certaines circonstances difficiles, comme à Munich, rien ne devrait empêcher qu'il gagne dans l'opinion.
Lors de la guerre du Viêt-nam, la croisade médiatique pour la défense de la liberté et la lutte contre le communisme ne dura qu'un temps très court et déboucha très vite sur la dénonciation de la guerre et le retour des bellicistes dans leurs pénates.
Même si le problème du Kosovo est difficile à résoudre, davantage aujourd'hui qu'hier par la faute des dirigeants occidentaux, il est trop complexe pour mériter une guerre injuste. L'opinion publique, malgré la propagande médiatique actuelle, devrait s'en apercevoir petit à petit. On l'espère.
La négociation et non la guerre peut, seule, apporter la solution, sans que quiconque n'exige d'imposer la sienne par la force.

René Servat