LUNDI 2

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    Une nouvelle semaine commençait.
Paul avait bien dormi. Il se leva ragaillardi et réconforté.
Comme un sonambule, il se rendit à la salle de bain pour un brin de toilette et pour l'opération de rasage.
Il se regarda dans la glace.
On en connait le résultat.
Il ne manquait plus que ça après tout ce qui venait de se passer.
On ne pouvait pas nous laisser tranquille un instant ?
Grégoire Samsa avait eu une malchance semblable sinon pire. Pire c'est certain puisqu'une issue fatale s'en était suivie. Rappelez-vous la parole de la femme de peine "Venez donc voir, il est crevé; il est là, il est couché par terre; il est crevé comme un rat" . Quelle histoire ! Quel destin !
Mais pour l'instant la situation de Paul n'était pas trop alarmante.
On pouvait peut-être repartir à zéro. Du moins, c'était ce qu'il fallait souhaiter.
Il fallait oublier le cauchemar fantasque et surréaliste de la semaine précédente. Faire comme si cela n'eût pas existé. Mais, était-ce possible ?
    Avec un peu de recul, dans le calme retrouvé de la maison, il fallait analyser les avènements de façon sereine. Que s'était-il véritablement passé au point que le cours normal des choses s'était déréglé de la sorte ?
    Dans une vision pessimiste de la situation, la rupture avec Paulette était un avènement considérable.
Du coup, Paul regrettait d'avoir pensé en début de semaine qu'une séparation était envisageable sous le mesquin prétexte que l'intellect de sa compagne n'avait pas la consistance souhaitée. Quelle prétention ! Etions-nous nous-même si exceptionnel pour avoir des exigences si brutales ? Non. Alors, quelle gravissime erreur. D'ailleurs, l'aventure avec Aïsha avait apporté la preuve que le talent érotique de Paulette n'avait en rien démérité. Alors pourquoi tant de gesticulations inutiles ? C'était peut-être bien tard pour le constater.
Bref, en ce lundi matin, il fallait bien se rendre à l'évidence que Paulette n'était pas là .
Personne ne s'occupait de préparer le petit déjeuner. Personne ne disposait sur un plateau les ustensiles si nécessaires à la cérémonie tels que le pot à thé et pourquoi pas le couteau du Taj Mahal. Personne ne s'apprêtait à vider la machine à laver dans une tenue à inspirer les photos-montage de Pierre Molinier.
    Mais là n'était pas le principal. Il importait surtout d'éclaircir cette question d'identité de la personne.
Bon, d'accord, Paul se savait affublé depuis toujours du nom bizarre de ROPOR. Le patronyme était mystérieux et inhabituel. Il lui était tombé dessus à la naissance, avec peut-être une certaine traîtrise. Depuis, il restait accroché comme une sangsue, ou alors manifestait une loyauté et une fidélité que l'on avait même pas demandé.
C'était parfois fâcheux.
Il y avait-il lieu de dramatiser pour autant ? Certainement que non.
Bien sûr, ce nom comportait une consonance plus énigmatique que la moyenne de ses confrères, que par exemple les noms de Martin, de Benoit, de Martineau ou de Lefèvre, lesquels étaient sans problèmes et sans mystère.
Mais d'autre part, il n'avait rien de ridicule. Ce n'était pas le cas de certains dont nous ne donnerons pas d'exemples ici pour éviter de choquer de jeunes lecteurs qui pourraient nous lire. Rien n'est impossible.
Par ailleurs, on pouvait même lui trouver de l'originalité et de l'agrément, par exemple en mettant l'accent sur son exotisme du à une possible origine étrangère, ou bien en avançant qu'il aurait pu illustrer l'appellation d'un héros de science fiction d'un millénaire futur, ou encore quil pouvait évoquer le nom d'un dessinateur célèbre que l'on aimait bien.
    Et bien, même en répertoriant ces différentes hypothèses, on n'eût pas encore abordé l'essentiel, à savoir, porter un jugement définitif sur la palindromie du patronyme.
Et oui, il était difficile d'accepter pleinement notre totale identité alors que notre nom se dérobait à l'analyse. Ainsi, comment pouvait on accepter qu'une autre personne dont le nom ressemblât au notre parce qu'utilisant les mêmes lettres mais écrites en sens inverse s'appelât justement comme nous. Comment pouvait-on se prénommer pareillement tout en s'appelant de façon contraire ? Et si un tiers pouvait donc prétendre être nous même tout en restant un autre, que restait-il de notre personnalité ?
Ce détail n'avait pas échappé à Paulette qui venait de prétendre que nous avions changé de caractère et que nous étions devenu différent de la personne qu'elle avait pu connaître auparavant.
Et à cet instant où elle était apparemment absente, ne se trouvait-elle pas avec nous mais ailleurs, à un endroit que nous avions le tort de ne pas même imaginer ?
    De plus, l'apparition d'un espèce de double, de sosie, de jumeau dont il n'avait jamais été question auparavant épaississait le mystère de l'énigme. Etait-ce un signe du destin ? Un remplaçant venait-il prendre notre place ? La vie devait-elle être partagée à deux ? Mais dans cette hypothèse, d'où venait et qu'avait fait le remplaçant jusqu'à présent et surtout qu'allait-il advenir de nous et de la vie paisible que l'on s'était échiné à construire année après année ?
    Enfin quel gâchis que de devoir abandonner l'enseignement de la méthode Pert juste au moment où notre maîtrise de cette technique atteignait sa plénitude, comme le lecteur en avait pu apprécier la preuve la semaine précédente !
    Heureusement une lecture plus optimiste des avènements restait possible. Elle était la suivante. En ce lundi matin, le calme régnait dans la maison. Le temps était beau à l'extérieur. La grenouille météorologique, dans son bocal, se prenait, non pas pour un boeuf, heureusement à cause de la taille du récipient, mais pour un lézard se bronzant au soleil. C'était bon signe.
Avec Jean Gabin dans "Quai des Brumes", on pouvait clamer: "Chaque fois que le soleil se lève, on croit qu'il va se passer quelque chose." Et pourquoi pas une chose agréable ?
    Alors, dans ce contexte favorable, il était plus aisé de répondre aux deux questions : Pourquoi étions nous seuls à la maison et où était donc Paulette ? Que s'était-il passé la semaine précédente avec ces souvenirs fantastiques qui nous encombraient l'esprit ?
    Pour ce qui concernait Paulette, une réponse plausible toute simple pouvait être avancée : elle était peut-être allée passer la journée, voire quelques jours, chez sa mère pour laquelle elle affichait une grande affection. Sans doute allait-elle téléphoner pour excuser son absence et relater les conditions de son séjour ainsi que de son retour. Ou bien, allait-elle sonner à la porte pour entrer tranquillement chez elle. Ce n'était pas la première fois qu'elle prenait un petit congé sabbatique et qu'elle disparaissait pour une visite familiale. Les retrouvailles n'en étaient que plus chaleureuses au retour.
    Quant aux souvenirs désagréables de la semaine passée, qu'en était-il exactement ? L'usure de la mémoire, la conséquence du temps qui passe, une certaine paresse à vouloir se rappeler, un intérêt prioritaire pour les choses du présent et du futur concouraient à développer l'incertitude et à conclure à l'invraisemblable.
Ainsi, cette intrusion d'histoires indiennes, l'apparition de personnages nouveaux dans la vie courante, la remise en cause de la méthode Pert ne pouvaient engendrer que l'incrédulité. Enfin, le vague souvenir d'un drame sanglant était trop grand-guignolesque pour qu'on dût lui accorder de l'authenticité.
Alors que restait-il de nos interrogations ? Peu de choses. Une suite de fantasmes qui avait traversé l'esprit. Des séquelles de rêves voire de cauchemars engendrées par une imagination fertile, par une digestion difficile ou bien par un temps orageux.
Notre apparence dans le miroir était bien sûr dérangeante mais il n'y avait qu'à ne pas y attacher d'importance.
D'ailleurs Paul décida de se laisser pousser la barbe à partir de ce jour et de ne plus se regarder dans la glace. La solution était dans l'hipsérisation. Gloire à Miles Davis.
Alors, tout pouvait s'arranger.
On était un nouveau Lundi et une bonne semaine commençait.
Il serait possible de reprendre le cours d'organisation administrative à l'endroit où il était arrêté. Rien n'empêcherait d'apporter un petit complément à la méthode Pert, par exemple concernant les différents modes de calcul des marges, c'est à dire la différence entre le temps au plus tôt et le temps au plus tard, selon la position de la tâche dans le réseau.
Personne n'interdirait à Régine de Robien de nous téléphoner de Paris pour nous donner des nouvelles de Voltigy de Gravier. Il s'agissait d'un très rare flacon en cristal clair de Baccarat représentant un papillon aux ailes lisses et déployées, au corps satiné, avec son bouchon ovale bombé.
Enfin, il n'y aurait aucun mal à prendre une grenadine chaque jour à la terrasse du Café "Au Rendez-vous de le Marine" pour profiter du soleil, de la mer et des jolies touristes en goguette.
Oui, c'était certain, les mauvais souvenirs de la semaine précédente appartenaient au passé. L'avenir s'annonçait positif et joyeux. Il faisait bon respirer, regarder, goûter, vivre.

La sonnerie


La sonnette de l'entrée retentit.
Paul eut un espoir fou.
C'était certainement Paulette qui revenait.
Le cauchemar était terminé.
On avait vécu une semaine maléfique et infernale.
C'était un peu comme lorsqu'un virus s'infiltre dans notre ordinateur. "Qu'est-ce qu'il fait là ? Qui c'est celui là ?"
La vie dérape. Tout bascule. On ne peut plus ouvrir les fichiers. On ne peut plus accéder à Internet. C'est la panique totale. On se demande si le monde normal reviendra un jour. Alors, on se démène. On travaille à la réparation. Rien n'y fait. C'est fichu. On ne retrouvera pas ce monde informatique qui nous rendait heureux. Quel grand malheur !
Et bien non.
Au moment le plus inattendu, tout se répare. L'ordinateur remarche. Il a fait un gros caprice dont le souvenir s'estompe. Le virus est parti ailleurs. Ou il est décédé. On ne le pleurera pas. C'est comme si la panne n'avait jamais existé. Quelle chance !
Et bien, il allait en être de même pour notre couple.
Paulette était de retour, comme dans la chanson de Brel.
Tout allait rentrer dans l'ordre et le souvenir de 7 journées démentielles s'effacerait rapidement.
La sonnerie tinta de nouveau.
Paul se leva pour aller ouvrir la porte.


Ce n'était pas Paulette.

C'était le facteur.
Il apportait un paquet des "Trois Suisses".

FIN
FIN
 FIN
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OUF