Pacheco 1940/1941

 

Je suis écolier à l'école primaire Jules Ferry Thouars Deux-Sèvres.
je suis un petit élève modèle et obéissant coaché par ma mère institutrice.
A la maison, un régime d'autorité trop sévère à l'ancienne mode m'est appliqué.
Je suis plutôt chétif. Ce n'est pas ma spécialité de faire de la bousculade, le coup de poing à la récréation. D'ailleurs un coup, ça me fait mal. Je suis plutôt peureux. J'évite donc toute possibilité d'affrontement.
Mon truc à moi, c'est la vitesse. Je cours très vite. Je m'éclate à le faire. J'ai des réflexes très rapides. Il est difficile de m'arrêter.
Cette qualité me permet d'être meilleur que la moyenne au jeu de ballon (football?) qui est la grande distraction des garçons en cours de récré et surtout dehors, à la sortie de l'école.
Mais c'est le temps de la guerre. C'est la pénurie. Il n'y a plus de caoutchouc. Il n'y a pas de ballon.
De temps en temps, on réussit à trouver de vieilles balles. Voire une boule de chiffons bien emmaillotée avec des ficelles pour faire office de ballon.
Or voilà que j'ai un gros avantage sur mes copains sans que je ne m'en vante et sans que l'affaire ne se soit jamais ébruitée.
Voici que j'ai un grand Oncle à Paris. L'oncle Michel, inspecteur des impôts, à la magnifique prestance, et sa très belle femme Mado, directrice d'école maternelle rue de la Tombe Issoire. L'oncle Michel est le héros de notre Famille Ariégeoise. Il a escaladé l'ascenseur social depuis les montagnes Pyrénéennes pour "monter" à Paris. Il est devenu un grand intellectuel créateur du Syndicat des Contributions Indirectes. Il s'est fait révoquer pour activités syndicalo/politiques vers 1930 puis a été (justement) réintégré par le Front populaire. On lui a proposé un poste (acquis) de député en 1936 qu'il a refusé.
Il n'a pas d'enfant et s'occupe de ceux de la famille.
Il a inventé, 2 fois par an, une fois à Noêl et une fois à Pâques, de nous envoyer un gros colis pour les enfants.
A la réflexion, c'est sans doute Tante Madeleine qui est soit à l'initiative soit à la réalisation soit aux deux à la fois, du projet. Mais machisme et famille prévalant, le colis s'appelle celui de Tonton Michel.
Dans le colis, il y des trésors inimaginables: Des souris à mécanisme qui gambadent sur le plancher quand on en a remonté le ressort. Des jeux éducatifs avec les grands généraux de l'Histoire de France, ou les grands Présidents, ou les grands inventeurs. De nombreux grands livres à couverture rouge pour des premiers prix d'école achetés chez les bouquiniers des bord de Seine. Des boîtes avec des éléments en bois et un caoutchouc permettant de fabriquer un espèce d'avion à hélice qui va mettre plusieurs jours à tenter de décoller en se fracassant contre les murs avant de se casser définitivement. Et enfin, supême délice, j'ai gardé le meilleur pour la fin, 2 à 3 balles plus ou moins grandes, de dimensions, de couleurs différentes.
Une balle, un petit ballon, en ce temps de guerre, c'est l'apothéose du luxe et du bonheur.
A la maison, rue Condorcet, avec notre assez grand jardin, je joue à la balle contre le mur aveugle du bâtiment. A la main car le sol est recouvert de gravier. J'y passe des heures. Avant l'invention moderne du football professionnel télévisé, n'ayant d'ailleurs jamais vu un vrai match de foot, je lance, rattrape et relance ma balle dans de grands rebonds contre le mur car je suis devenu un grand joueur admiré des foules lesquelles applaudissent mes exploits. Ou suis-je allé chercher cette idée? Mystère.

La rue Condorcet est plutôt une impasse sans trottoir ni surface goudronnée. Un grand chemin de terre. Deux douzaines de maisons avec chacune son jardin constituent une petite communauté sociale avec ses particularités.
Les familles s'appellent Berthelot, Marolleau, Gaboriau, Loubeau, Renolleau, Goulpeau...etc.
La moitié des maisons appartiennent en pleine propriété à des cheminots. En effet, l'activité économique principale de la ville est le Dépôt. Il s'agit du Dépôt des Chemins de Fer de l'Etat qui est un Centre important de réparation des locomotives (peut-être également de wagons) pour la grande ligne Paris/Bordeaux. Hélas, au lendemain de la guerre, la Ligne Paris/Bordeaux va de déplacer vers l'est en passant désormais par Poitiers au détriment de notre ville.
Dans notre rue, il y a toute une communauté d'enfants qui constituent une grande bande qui va occuper notre jeunesse par ses relations, ses jeux, ses disputes.
En ce qui concerne la vie des enfants, en fait il y a 3 catégories de familles:
Celles dont les enfants (les pauvres) n'ont pas le droit d'aller jouer dans rue et se mélanger aux autres. Les Prudhomme, les Goulpeau.
Celles (deux seulement) dont les enfants ont le droit d'aller dans la rue mais seulement devant la maison où l'abord très proche. Les Huet, les Dixmier.
Celles, heureusement les plus nombreuses, manifestement les plus intelligentes et les plus ouvertes dont les enfants ont droit à toute la rue pour territoire. Seulement l'interdiction d'aller Boulevard Gambetta , grande artère goudronnée allant au centre ville.
Mes parents font partie des intelligents.

Avec les petits ballons de Tonton Michel, nous pouvons organiser de grandes et permanentes parties de foot, rue Condorcet. Par contre, la prudence m'interdit d'emmener mes balles à l'école où elle sont plus ou moins interdites en cour de récréation par les instituteurs et où l'univers est plus hostile à leur accueil.
La preuve va m'en être apportée un jour prochain.

Voici qu'un certain jour de cathéchisme, je me permets d'apporter une superbe balle toute neuve au Cathé envisageant à la sortie d'aller retrouver une bande de jeunes plus nombreuse et compétente que celle de la rue Condorcet, celle de la Basse ville.
La grande place de l'Eglise Saint Médart est un magnifique terrain de sport.
Effectivement, la partie va s'organiser. Deux chefs d'équipe sont désignés lesquels chacun à leur tour choisissent un co-équipié selon sa compétence. En tant que propriétaire de la balle je suis un chef d'équipe, le second étant Patchéco.
Patcheco, je le connais un peu. Il habite dans la basse ville. Il appartient à une famille nombreuse d'immigrés espagnols. Il a une réputation de voyou tout en étant sympathique, et populaire au près des jeunes. A l'école, dans une classe parallèle, il a une réputation de mauvais élève non pas que son intelligence soit inférieure mais en raison de son indiscipline et son absence total d'intérêt pour l'obéissance au maître et aux disciplines scolaires. Il n'a bien sûr pas de famille qui s'occupe de lui et sa règle de vie est de faire ce qu'il entend. Sans Dieu ni Maître. Jusqu'à présent, j'évitais de me frotter à lui ressentant une crainte inconsciente. Il était un peu chef de bande dans la basse ville et sa compétence pour les jeux en général et le foot en particulier faisait autorité.
La partie de foot s'engage, se prolonge, environ une heure.
Le temps de rentrer à la maison arrive.
J'essaie de récupérer ma balle. On se moque de moi et on me la refuse. Je cours après sans résultat. Ca fait rigoler tout le monde.
Au final, à à grand coups de shoot, Pacheco disparait dans les ruelles de son territoire de la vieille ville.
Adieu la jolie balle de Tonton Michel.
Je suis très mortifié.
Bien fait pour moi, on n'est jamais assez prudent avec Patcheco.
J'en retire tout de même une bonne leçon de morale.
C'est un peu la première fois que je me trouve confronté à un milieu hostile, mal élevé, en dehors des conventions bourgeoises de la bonne conduite.
Je n'avais innocemment même pas pensé que cela pouvait exister tellement je vivais dans l'univers policé, organisé et protégé de ma sévère famille ainsi que dans celui de la bande de la rue Condorcet.
On a le droit de faire ceci, l'interdiction de faire cela.
J'ai bien sûr compris la leçon et n'emmènerai jamais plus de balle sur la place saint Médard.
En ce domaine, la stratégie de Patchéco n'est bien sûr pas très gagnante car il a perdu la relation d'un camarade fournisseur de balles. Mais une tête brulée ne peut faire de stratégie à long terme, ni modérer ses pulsions, ni envisager l'investissement.
Cette histoire m'en rappelle d'autres.
Dans les "Beaux Quartiers" d'Aragon que je lus quand je ...fus jeune.
C'est un enfant de prolétaire qui se promène au Parc Monceaux (Haut lieu suprême de la bourgeoisie). Il tombe nez à nez avec un jeune enfant bourgeois bien propre, bien cravaté, parfaitement pacifique. Une rage le prend. Une insulte jaillit. Et un coup de pied aux fesse s'ensuit. Aragon, tout fier, écrit "Pour le jeune fils de bourgeois, ce fut le premier contact avec le prolétariat"
J'avais été très choqué de cette rodomontade. Aragon et sa figure médiatique m'apparaissait comme un grand bourgeois de l'époque. J'avais pensé qu'il pourrait maintenant recevoir un bon coup de pied aux fesses d'un prolétaire voire d'un étudiant comme moi en application de la lutte des classes.
j'ai aussi vu un film, très anciennement. Je ne me souviens plus du titre ni de l'auteur. Un nom ressemblant à Fataldo. Un film Art et Essai sur la vie d'une famille révoltée prolétarienne. Le fils de la famille déambule dans son quartier HLM. Il rencontre un enfant plus jeune que lui, bien habillé, avec des lunettes, un petit bourgeois inoffensif et appeuré. Il est sur un beau vélo. Le jeune prolo se dispute avec le jeune bourgeois. il le renverse. il lui vole son vélo. Il s'enfuit. Il ramène la bicyclette dans son appartement. Son père le félicite pour son fait d'arme.
Là encore, j'étais tenté de m'identifier à la victime.